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que ses adversaires, le plus souvent des littérateurs et des poètes, ont coutume de ne lui point épargner. Ils enveloppent volontiers leurs griefs et leurs mépris dans la formule fameuse et très française : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante, » comme si la musique n’était bonne qu’à dissimuler, en la parant d’un charme tout sensible, ou sensuel, la misère, voire le néant des paroles, des pensées et des sentimens. L’œuvre de Wagner fournirait peut-être une occasion de répondre, ou plutôt elle répondrait elle-même. Ce qui est dit dans Tristan l’a été bien des fois et mérite — étant l’amour — de l’être sans cesse. Mais je doute si jamais cela a été dit par ceux-là, même les plus grands, qui n’ont fait que le dire, — par le Shakspeare de Roméo et Juliette ou par le Racine de Phèdre, — comme par le Wagner de Tristan cela a été chanté.

Cela, et nous ne saurions trop le répéter, cela seul : Tristan n’est le poème et le drame sonore que du sentiment (y compris la sensation) et de la passion. Aucun autre ouvrage ne s’éloigne davantage de ce qu’on appela durant des siècles, et particulièrement en France, de Lully jusqu’à Meyerbeer, un opéra. Nul autre en effet ne nous refuse et ne s’interdit avec autant de rigueur les ressources ou les secours du dehors, les agrémens et les divertissemens extra-musicaux du spectacle : pompes, cortèges ou ballets, enfin tout cet appareil ou cet attirail extérieur dont l’excès permit trop souvent aux ennemis du genre de le méconnaître et de le calomnier. « Tôt ou tard on ne jouit que des âmes. » Ce n’est pas toujours deux âmes, souvent esclaves ou victimes plus que maîtresses des corps qu’elles habitent ; mais ce n’est jamais que deux êtres, dont la musique de Tristan chante la joie et surtout la douleur. Le dedans, le fond de nous-mêmes est la conquête et le royaume de cet art. C’est là qu’il pénètre, qu’il se concentre et qu’il s’établit. Et je ne sais pas une œuvre musicale qui rende un témoignage plus éclatant à la puissance véritablement infinie que possèdent les sons, de tout comprendre de l’âme humaine, d’en tout surprendre même et d’en tout exprimer.

De cette unité sentimentale ou passionnelle, la partition porte l’empreinte profonde. Certain commentateur — assurément trop simpliste — prétendit naguère que Tristan était en réalité contenu dans un seul thème, dont l’œuvre ne formerait ainsi que le développement et comme la prodigieuse floraison. Il suffit qu’un seul esprit anime cet énorme tout, et l’agite ; que les parties, les parcelles mêmes de l’organisme sonore se touchent, se tiennent et se commandent entre elles. Ce qui n’est pas vrai de l’œuvre entière l’est de nombreuses pages et des