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comprendre que, pour de semblables récits la forme créée par Wagner était la forme nécessaire, unique, et qui manquait avant lui. Tant de choses, qui doivent être dites ici, ne le pouvaient être dans le style régulier de l’ « air, » de la mélodie à périodes symétriques. Le grand parti pris, la simplicité noble, un peu nue, de l’ancien récitatif, n’auraient pas suffi non plus à rendre, en leur complexité fuyante, les débats et les combats auxquels une âme comme celle d’Iseult est en proie.

C’est ailleurs, en plus d’un endroit, que le temps véritablement nous « dure. » C’est quelquefois pendant le duo du premier acte, avant la libation fatale ; c’est encore et surtout pendant le duo du second acte : avant comme après le sublime nocturne que trop de discours précèdent et que suit une dissertation métaphysico-grammaticale sur les deux noms de Tristan et d’Iseult, et sur « la conjonction copulative et, » comme dit Figaro, qui les unit, à moins qu’elle ne les sépare. Au temps de sa ferveur wagnérienne, et parlant de Wagner, Nietzsche a fait cette observation, qui est juste : « La passion chantée a généralement besoin d’un peu plus de temps pour s’exprimer que la passion parlée. La musique produit pour ainsi dire une extension du sentiment. » Sentiment et musique, Wagner souvent a trop étendu l’un et l’autre, ou l’un par l’autre, et ce droit d’arrêter l’instant, qu’enviait Gœthe, il faut avouer que le musicien de la Tétralogie et de Tristan en a cruellement abusé.

Mais dans Tristan, plus encore que dans l’Anneau du Nibelung, la puissance et l’unité triomphent de la longueur et la font pardonner. L’unité d’abord s’y reconnaît à plus d’un signe ; elle a plusieurs façons de s’y manifester. La première est récente et tire un intérêt spécial de sa nouveauté même. On vient à peine d’apprendre que Tristan, plus que tous les autres ouvrages de Wagner — hormis peut-être les Maîtres chanteurs, qui rendraient d’ailleurs un autre témoignage — que Tristan ne fait qu’un avec Wagner. Tristan n’est pas né seulement de l’art de Wagner, mais de son amour, et dans la création du chef-d’œuvre, la flamme du génie eut pour aliment la réalité de la passion et de la douleur. Comme le sentiment, l’héroïne aujourd’hui nous est connue. On admire, on plaint aussi la très noble créature à qui Wagner a parlé, disait-il, « par l’art profond du silence sonore » dans le chef-d’œuvre tout plein d’elle et dont elle fut la plus digne, au moins par la fidélité. C’est pourquoi l’émotion purement idéale que nous donnait Tristan, s’accroît et s’échauffe désormais d’une émotion vécue autrefois et peur nous encore presque vivante.