Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 25.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le 20 mai, quand on était à quarante lieues à l’ouest du cap Saint-Vincent, le but de l’expédition fut officiellement révélé ; les capitaines reçurent l’ordre d’ouvrir leurs plis cachetés, ils surent alors qu’ils allaient en Amérique. À bord du Languedoc, vaisseau amiral, les choses se passèrent avec un appareil solennel. À onze heures, l’aumônier célébra une messe en grande pompe ; d’Estaing et tout son état-major y assistaient, ainsi qu’un passager qui avait été embarqué à Toulon d’une manière mystérieuse et qui fut alors présenté sous son vrai nom : Gérard de Rayneval, ministre plénipotentiaire de Sa Majesté Très Chrétienne auprès du Congrès. Tout le Languedoc était pavoisé ; le pavillon de commandement et le grand pavillon de poupe flottaient au vent. Après la messe, l’amiral fit lire une déclaration devant tout l’équipage : ordre de courir sus aux vaisseaux anglais, chacun étant assuré d’une part dans les prises en rapport avec son grade. Cette lecture fut accueillie par des acclamations, maintes fois répétées, de : Vive le Roi !

La traversée de la Méditerranée avait demandé trente-trois jours ; il en fallut encore cinquante-deux pour aller de Gibraltar à la Delaware : soit, en tout, trois mois moins cinq jours. On ne manqua pas de reprochera d’Estaing la lenteur excessive de cette traversée, qui épuisa les équipages avant tout contact avec l’ennemi et qui les fit arriver à leur but quand l’ennemi s’était dérobé. L’amiral, qui souffrit plus que personne de toute cette perte de temps, savait bien qu’il fallait tout sacrifier à la célérité ; mais, sans parler des calmes, contre lesquels il n’y avait rien à faire, comment marcher, d’une marche régulière et uniforme, avec des bâtimens dont certains se comportaient avec une lenteur désespérante ? D’un tableau de classement de ses vaisseaux sous le rapport de la marche, il résulte que sur douze unités navales il comptait six catégories de vitesse. « Ce qui pourra, monseigneur, vous donner une idée de la lenteur à laquelle nous sommes condamnés par le Guerrier et le Vaillant, c’est que tous les bâtimens marchands qui se sont ralliés à nous ne se sont séparés de l’escadre que lorsqu’ils l’ont voulu. Ces deux vaisseaux souffrent et font courir des risques à leur mâture, en restant toujours couverts de toile, tandis que nous roulons et que la mer nous mange, parce qu’il faut sans cesse tout carguer pour les attendre. »

Le seul incident de ces longues et énervantes semaines de