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pays, qui, seuls, pouvaient la lui fournir, la connaissance de ces conditions nautiques. À cet égard, elle devait éprouver plus d’un mécompte ; tous nos chefs d’escadre et capitaines, d’Estaing, Grasse, Suffren, sont unanimes sur ce point, l’ignorance ou l’insuffisance des pilotes américains. Pour les ressources matérielles que le pays pouvait fournir à une armée navale, il y eut aussi plus d’une déception. Dans cette république qui naissait à peine, il n’y avait rien alors qui rappelât la France avec son organisation savante et ses arsenaux bien outillés. En fait, nos escadres ne purent se procurer, pour ainsi dire, ni cordages, ni rechanges, pendant leur séjour aux États-Unis.

Du moins, ce qui ne manqua jamais, ce fut la cordialité de l’accueil qui fut fait partout à nos marins et à nos soldats. Le premier officier de la marine royale qui, à titre officiel, aborda à un port américain, le chevalier de Sainneville, lieutenant de vaisseau commandant la frégate la Nymphe, a laissé une intéressante relation de son séjour à Boston ; il séjourna dans la capitale du Massachusetts du 5 au 19 mai 1778 ; c’était à l’époque même où l’escadre de d’Estaing traversait les mers.

« Je fus, dit Sainneville, conduit en arrivant au bureau de la guerre, dont le président m’invita à dîner. Nous dînâmes au café. Un enthousiaste, après avoir bu, me sauta au col dans le ravissement de me voir parmi eux, me félicita d’être le premier vaisseau du roi de France que l’on eût vu dans Boston et m’obligea de convenir avec lui que la situation où je me trouvais faisait époque dans la vie d’un homme. » Dans la rade, les habitans « de tout rang et de tout âge s’empressaient autour de moi, venaient me toucher la main, m’écouter, m’accompagner, et ne me quittaient que pour jeter des regards satisfaits sur le pavillon du roi qui flottait pour la première fois au centre des villes américaines. Ce spectacle fut vraiment un des plus intéressans dont j’aie jamais joui. » Le surlendemain, la « Souveraineté » de Boston l’invita, avec tous ses officiers, à un grand dîner. On resta quatre heures à table. À la fin, le président porta neuf santés, dans un ordre qui aurait pu éveiller les susceptibilités du protocole. Mais il fit dire à Sainneville « que, s’il avait fait quelques fautes contre ce qui était dû à la France et à lui-même, il le priait de ne l’attribuer qu’à l’ignorance où un pauvre paysan, tel que lui, devait être des usages reçus en pareille cérémonie. »