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monde ce genre d’infortune n’éveille les sérieuses sympathies qu’il mérite.) Tandis que les autres acteurs évoluaient et marchaient comme tout le monde, ce mari d’une si coupable épouse, tenant sa continuelle bougie allumée, sautillait perpétuellement à petits pas, sur la cadence gaie d’un air toujours le même, que l’orchestre entonnait dès qu’il entrait en scène.

Ces deux dames toutefois ne se retournaient point. Mais tout à coup, celle qui avait la nuque si captivante, se mit à secouer sa petite pipe contre le rebord de sa boîte, d’une main rapide et nerveuse : pan pan pan pan ! Et ce bruit, qu’une oreille inattentive eût confondu avec les innombrables pan pan pan pan des autres fumeurs de la salle, avait pour moi quelque chose d’unique, de déjà entendu mille fois, jadis, durant des nuits d’été et de languides journées. Cette voisine d’en face me troublait donc de plus en plus… Alors, pour en avoir le cœur net, je me risquai à lui chatouiller légèrement l’épine dorsale du bout d’un éventail, — une de ces familiarités anodines qui, au Japon et avec une femme bien élevée, ne sauraient jamais être mal prises…

Je ne m’étais pas trompé : c’était bien Mme Prune !

Sa compagne était Mme Renoncule, ma belle-mère. Et, me rendant à leurs aimables instances, je m’avançai d’un rang, pour m’asseoir entre elles deux.

La comédie continua, au milieu d’une hilarité croissante, mais toujours de bon ton. Le principal comique avait des jeux de physionomie qui étaient vraiment du grand art, chaque fois qu’il flairait dans son ménage un malheur nouveau. Je regardais souvent, derrière moi, toute cette foule accroupie, en vêtemens sombres. Sous l’ébène des chevelures aux coques luisantes, tous ces visages de mousmés, bien ronds et bien pâlots, qui en temps normal n’ont que des yeux à peine ouverts, semblaient n’en avoir plus du tout ce soir, convulsés qu’ils étaient par le rire ; et les innombrables bébés, plus petits et plus jolis que nature, dans les bras des mamans, continuaient leur sommeil de poupée.

Ma belle-mère, qui est au fond une créature sans détours, n’ayant eu d’autre objectif dans l’existence que de donner le plus possible de citoyens et de citoyennes à la patrie, s’amusait franchement, sans toutefois le laisser paraître plus qu’il n’était convenable. Mme Prune au contraire qui, dans sa première