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convié, aussi deux de mes-belles-sœurs et quatre jeunes geishas de ma connaissance, en leur recommandant d’apporter des guitares.

Il avait fallu ensuite prévenir la police nipponne, pour les raisons suivantes. Depuis des années, le Japon détenait le monopole d’exporter dans toutes les villes maritimes de l’Extrême-Orient des jeunes personnes de caractère facile ; mais le gouvernement du Mikado veut supprimer aujourd’hui cet usage, qu’il regarde comme attentatoire au bon renom national, et devient très circonspect lorsqu’il s’agit de laisser des dames seules se rendre à bord des navires.

La perspective d’être présentés à Mme Prune avait jeté parmi mes camarades un doux émoi. Ils avaient fait des frais, commandé pour la table des fleurs et de très ingénieuses sucreries. Et, à l’instant fixé, leurs jumelles se promenaient discrètement sur tous les sampangs de la rade, pour épier la venue de nos invitées.

Au bout d’une demi-heure, personne. Au bout d’une heure, rien encore. Et j’ai envoyé aux informations, sur le quai.

Des policiers, — trop peu physionomistes, hélas ! — s’étaient opposés à l’embarquement de ces dames, malgré l’autorisation accordée la veille, croyant au départ d’une relève de pensionnaires pour certaines maisons de Shanghaï ou de Singapour.

Mme Renoncule, paraît-il, toujours si maîtresse d’elle-même, avait reçu ce coup le front haut, et s’était contentée de ramener avec dignité mes belles-sœurs au logis.

Mais, à l’idée d’être prise pour l’une de ces hétaïres migratrices, qui ne craignent pas d’abandonner l’autel de leurs ancêtres pour aller vendre à l’étranger leur sourire, Mme Prune s’était évanouie.


Mercredi 23 janvier. — Je passais tranquillement, avec un de mes camarades du Redoutable, dans Motokagomachi, la grande rue des boutiques, regardant les bibelots extraordinaires aux devantures et les sourires de ces gentilles petites personnes, qui ont les yeux si bridés. Mais, en avant de nous là-bas, très vite un rassemblement se formait, d’où parlaient des vociférations aiguës, grinçantes, rugueuses, comme celles des Chinois en guerre. Et au milieu de ce groupe excité, deux officiers français, contre lesquels semblait tournée la fureur générale !… Alors, nous sommes accourus aussi, il va sans dire.