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Il appréciait cette antithèse, et il a voulu que le tableau commémoratif du Congrès de Berlin fût le commentaire et le trophée de sa carrière victorieuse. Tandis que dans les œuvres analogues d’Isabey et de Winterhalter, les négociateurs de 1815 et de 1856 ne sont que des personnages paisiblement engagés dans une conversation quelconque, la toile du peintre allemand Werner présente un sens symbolique indiqué par un collaborateur inattendu. J’ai su alors en effet que l’éminent artiste recevait, au cours de son travail, les directions et les conseils de ce maître d’un autre genre qui introduisait la diplomatie dans le domaine de la plastique. On ne peut dire sans doute dans quelle mesure son intervention s’est exercée : mais le choix du sujet qui est l’épisode de la signature, l’ordonnance de l’ensemble, la distribution de la lumière, les expressions et les attitudes, indiquent évidemment une intention et des suggestions respectueusement acceptées et, d’ailleurs, remarquablement interprétées par un homme d’esprit et de talent.

On est dans la grande salle du palais Radziwill. Au centre, un groupe fortement éclairé attire sur-le-champ et retient l’attention. Le prince de Bismarck le domine de sa haute taille avec une majesté épanouie et familière : à sa droite Andrassy, le confident du jour et l’associé de demain, se tient immobile, un peu contraint peut-être ; à sa gauche, le Président répond au salut déférent et au sourire gracieusement vague du comte Schouvalof par une poignée de main amicale et condescendante. Sur la même ligne, mais presque à l’écart, le chancelier russe, affaissé dans un large siège, semble répéter une objection rétrospective à lord Beaconsfield qui l’écoute par politesse, appuyé sur sa canne d’un air narquois. M. Waddington, debout au second plan, est seul, raide et sombre : ses yeux atones se perdent dans le vide. De l’autre côté, près de la table où Carathéodory, la plume en main, hésite à placer son nom au bas du texte qu’il réprouve, lord Salisbury et lord Odo Russell présentent à leurs prétendus amis ottomans les flegmatiques encouragemens et les consolations de l’Angleterre. Autour des parchemins officiels, les acteurs secondaires se pressent au fond du théâtre. M. d’Oubril, au moment de signer, oppose d’un air défiant quelque réflexion amère au langage optimiste de Radowitz ; Saint-Vallier jette un coup d’œil oblique et rêveur sur M. de Bismarck et le comte Schouvalof ; Corti, — songe-t-il à la Triple Alliance à