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excessifs et, ayant su prendre, il a su tenir une situation intermédiaire. Il estime les uns comme trop vieux, les autres, comme trop jeunes ; lui seul est mûr, qui observe et qui pense. La société de son temps lui semble un mélange des tendances les plus opposées, et, à son avis, des plus regrettables : tous les défauts d’une civilisation décrépite, et d’une nouvelle civilisation encore dans l’enfance, il les découvre autour de lui… Les temps sont néanmoins durs, « l’Europe nous regarde, » l’avenir doit se préparer tout de suite, — et par nos mains… Tâchons de ne pas commettre quelque bévue irréparable dans la suite ! On était bien plus heureux dans les anciens temps, peut-être, aux temps d’un Mircea le Grand, ou d’un Jean Bassaraba, temps d’action et de simplicité… Oui, les anciens temps ! — se reprend-il — moins la guerre et moins l’ignorance ! Il préfère le passé au présent, mais il préfère l’avenir au passé… Laissons donc les ancêtres dormir, et renonçons à des ambitions maladives. Tout son enseignement peut se réduire à ces deux conseils pratiques : Soyons modestes ! Travaillons ! — Au lieu de nous vanter d’avoir tel ou tel héros pour ancêtres, tâchons plutôt de devenir nous-mêmes des ancêtres dignes d’estime.

Enfin, ce que les lettres roumaines doivent, en troisième lieu, à Alexandresco, c’est le sentiment de la forme, c’est son effort continu vers la perfection du style. Comme Horace, comme Boileau (puisque c’est un esprit de leur famille) il a peu produit, mais presque tout ce qu’il a produit se fit encore, surtout les pièces des trois derniers recueils. Il possédait à fond l’art de la composition et cet art difficile de mettre chaque mot à sa place. Quand il passe d’un mètre à un autre, ou qu’il se sert de telle expression ou de tel mot, il a toujours de bonnes raisons pour le faire et des raisons d’artiste ou de poète… Quel dommage qu’on fait trop peu suivi dans cette voie ! En dépit de son enseignement prolongé, l’à peu près règne encore trop souvent dans la littérature roumaine ! À ce point de vue, il serait temps pour nous de revenir à Grégoire Alexandresco. Et c’est pour tous ces titres que le poète méritait peut-être d’être présenté à la France qu’il a tant aimée, et ainsi de sortir de la littérature roumaine pure pour essayer d’occuper sa petite place dans le vaste domaine de la littérature européenne.


POMPILIU ELIADE.