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IV

Arrêtons-nous un moment, — pour établir ici le bilan de nos recherches ; — et avant d’aller plus loin, faisons quelques constatations :

Alexandresco n’est jusqu’à présent qu’un élève docile de ses maîtres français ; il ne veut pas se départir d’un seul pas des conseils de ses maîtres ; mais il adapte ces conseils à sa nature, à son milieu, à son temps. Il est lui. Il ne suffit pas de connaître Lamartine, La Fontaine, Boileau pour le comprendre. Il y a quelque chose de plus en lui, et quelque chose d’autre. Il y a sa façon particulière de sentir et il y a sa sincérité. C’est un Lamartine, et un Boileau, et un La Fontaine roumains, du commencement du XIXe siècle. Il a une manière personnelle de concevoir la divinité et de l’adorer ; il lui accorde une place à part dans son cerveau, mais il ne la lui reconnaît que dans ses momens de bonheur. Son amour aussi est autre chose que celui de Lamartine : un amour plus intense, plus absorbant, plus matériel. Et, à tous ces points de vue, nous estimons l’âme de Lamartine infiniment au-dessus de la sienne ; mais ce que nous voulons établir maintenant, c’est qu’Alexandresco a rêvé autre chose que d’imiter servilement l’auteur des Méditations. Même résultat, si on le compare à Boileau : il fait des Epîtres, et il fait des Satires lui aussi, mais les Epîtres précéderont chez lui les Satires, et n’auront pas toujours de tendances littéraires : elles seront souvent des satires sociales. Enfin, si nous le comparons à La Fontaine, jamais il ne voudra adopter la philosophie très commode de son maître, lui qui croit en Dieu, qui pense que la nature humaine est perfectible, et qui, à partir de son troisième recueillait preuve d’une énergie qu’on ne lui soupçonnait pas. Sa fable sera politique ou sociale ; il prendra à La Fontaine les procédés artistiques seulement ; mais ni l’intention, ni les sujets mêmes des fables ne lui viendront de ce maître : Taine a vu dans La Fontaine le miroir de la société française de la seconde moitié du XVIIe siècle ; on peut voir dans Alexandresco la peinture de la société roumaine de la première moitié du XIXe siècle.

N’oublions pas que cette âme, qui a sa physionomie distincte, est aussi une âme très compliquée : Lamartine est Lamartine, Boileau est Boileau, et La Fontaine est La Fontaine.