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vit, pour ainsi dire, en le lisant, à la frontière de deux mondes, on a constamment deux sortes d’images qui se contre-balancent dans son esprit, sans pouvoir préciser si c’est l’élément humain qui l’emporte sur l’élément animal, ou réciproquement. On dirait comme deux fils de soie très fins et de couleur différente que l’auteur aurait entrelacés avec un art indescriptible, et que l’on casse dès qu’on essaie de les séparer. — 4° On peut aussi goûter La Fontaine pour sa discrète et spirituelle intervention au milieu de ses récits, intervention qu’on ne découvre guère dans les premiers livres des fables et qui deviendra peut-être excessive dans le dernier. C’est ce qu’on pourrait appeler le « lyrisme » de La Fontaine. — 5° Enfin, il nous semble qu’on pourrait se sentir attiré par la philosophie même de cet auteur, car, pour avoir écrit en vers, et des fables, La Fontaine n’a nullement renoncé à l’usage de sa raison. Il se dégage de son œuvre toute une conception de la vie, sinon très haute, du moins très ingénieuse, et très conséquente avec elle-même. Nous subissons, dit La Fontaine, un triple joug dans cette existence : en dedans de nous, le joug de notre tempérament, de notre « naturel, » qui est presque toujours très mauvais ; en dehors de nous, celui de la société, cette force brutale qui prime le droit et a toujours le dernier mot ; au-dessus de nous, Divinité ou simple Hasard, car nous ne savons rien des intentions de cette force inconnue, et elles ne se manifestent à nos yeux qu’aux momens où nous nous y attendons le moins… Que peut-on faire contre « le naturel ? » Rien, puisque le naturel est incorrigible et que « coups de fourche ou d’étrivières ne lui font changer de manières. » Que peut-on faire contre la tyrannie de la force, contre les caprices des grands ou leur injustice ? Absolument rien, puisque « la raison du plus fort est toujours la meilleure. » Il faut souffrir en silence, et même prendre son parti là-dessus, considérer le monde tel qu’il est et tâcher d’en tirer profit… Inutile de dire qu’il n’y a rien à faire non plus contre la Providence ou le Hasard, quelque nom qu’il porte : « La plainte, ni la peur ne changent le destin, et le moins prévoyant est toujours le plus sage. » — Rester les bras croisés, telle paraît être la suprême philosophie de l’artiste incomparable que fut Jean de La Fontaine, de ce Jean « qui passa la moitié de sa vie à dormir et l’autre à ne rien faire. »

Grégoire Alexandresco n’était nullement préparé à saisir ces