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collectives ? les Puissances s’engageraient-elles à les maintenir comme elles l’avaient fait au traité de 1856, ou bien les abandonneraient-elles, sans aucune sanction coercitive, au hasard des événemens futurs ? Évidemment, dans l’état actuel de l’Europe, les plénipotentiaires, consciens des lacunes de leur ouvrage, inclinaient à ne point exposer leurs Cours aux périls d’une intervention aventureuse ; mais il leur répugnait de s’avouer à eux-mêmes et d’avouer au monde que leurs décrets ne seraient, au besoin, défendus par personne.

Ils avaient donc laissé ce point délicat dans l’ombre et se flattaient de l’éluder par le silence. Mais ils avaient compté sans l’indiscrétion d’une Puissance intéressée à la commettre : la Russie, sachant bien qu’ils reculeraient devant une clause éventuellement militaire, avait tout avantage à provoquer une discussion qui aboutirait infailliblement au refus de la garantie et, par suite, altérerait l’autorité matérielle et morale d’un traité dirigé contre sa situation présente et ses vues ultérieures en Orient. Elle prenait ainsi, autant que possible, sa revanche de tant de mesures hostiles, et, tout au moins, en contraignant l’assemblée à la déclaration significative de son abstention future, elle lui lançait la flèche du Parthe. Toutefois, par un ingénieux raffinement de diplomatie, le prince Gortchakof, bien loin de la proposer, ce qui eût été suspect, affecta au contraire le désintéressement le plus absolu en réclamant l’insertion dans l’acte final d’un article qui en assurât l’exécution.

Il le fit avec beaucoup d’art, dans un langage solennel. Sans désigner la Turquie ouvertement, bien qu’il eût soin de justifier sa démarche par une allusion transparente, il exposa les dangers que ferait courir à la paix la violation, soit par la force, soit par l’inertie, des dispositions édictées en Congrès ; il invoqua d’une voix émue la dignité de l’Europe qui serait ainsi compromise, si son œuvre restait éphémère. Ce développement oratoire, cette sollicitude pour l’intangible permanence d’un traité dont il ne semblait pas que la Russie dût être à tel point soucieuse, déconcerta visiblement les plénipotentiaires. Ils se trouvèrent, ainsi que l’avait sans doute prévu le premier ministre du Tsar, d’autant plus préparés à rejeter ses conclusions, qu’ils se défiaient de ce grand zèle, et qu’ils se voyaient, avec non moins de surprise que de dépit, placés dans l’alternative d’assumer ou de répudier nettement, — contre leur dessein, — la