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la terre. Comment cela s’est-il fait ? Son humble fortune, capitalisée suivant la progression ordinaire, a pris des proportions énormes. À cette fortune s’est ajoutée celle de son cousin et du jeune artiste qui, ayant abandonné la peinture pour les affaires, est mort milliardaire en Amérique. Tous deux ont eu la fantaisie, n’ayant point eu d’héritiers naturels, de léguer tout ce qu’ils possédaient à ce mort vivant que, bientôt, chaque jour, chaque heure enrichit. Car les administrateurs de son bien le font prospérer et fructifier. Ils annexent entreprise après entreprise, deviennent maîtres des mines, des ports, des usines, de tous les moyens de communication et de production. Peu à peu les travailleurs du monde entier ne sont plus que les employés d’un syndicat gigantesque qui est le trust des trusts, et dont la raison sociale est un homme endormi. La vieille organisation politique s’est atrophiée graduellement et sans secousse violente. Le dernier roi d’Angleterre, ivrogne incorrigible, retraité avec une petite pension, est mort dans un music-hall où il exerçait un emploi infime ; la Chambre des communes s’est fermée comme un club de quatrième ordre qui a fait de mauvaises affaires. Le gouvernement du monde est entre les mains des trustees de Graham. Comme le peuple, autrefois, lorsqu’on le pressurait trop fort, lorsqu’on l’écorchait jusqu’au vif, s’écriait volontiers : « Ah ! si le roi le savait ! » de même tous ceux qui souffrent en l’an 2100 soupirent : « Ah ! quand le dormeur s’éveillera ! » Le premier de chaque mois ils défilent devant lui, pleins d’un respect superstitieux, et ce même vœu est sur toutes les lèvres, dans tous les cœurs… À la fin, le dormeur s’éveille.

Il trouve le monde bien changé ! Londres est une prodigieuse agglomération de 33 millions d’êtres humains qui habitent dans des maisons à vingt étages. Au-dessus de la ville règne un immense toit de substance transparente que dominent seulement les embarcadères aériens des grandes machines volantes et la silhouette des moulins à vent. Car toute l’énergie nécessaire pour la production de la chaleur, de la lumière et du mouvement est fournie, en 2100, par le vent, la marée ou les cours d’eau. Le charbon a disparu avec ses succédanés, le gaz et la vapeur. Le cheval est aussi inconnu que le mammouth. Les grandes artères de la cité se composent d’une partie centrale immobile ; à droite et à gauche montent, d’étage en étage, des plates-formes mouvantes, de plus en plus rapides. Ce n’est plus l’homme qui