Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/597

Cette page a été validée par deux contributeurs.

nité actuelle, — songe rarement à l’avenir, le considère comme une page blanche sur laquelle le présent, à mesure qu’il marche, écrit les événemens. La seconde race d’hommes, qui est la moins nombreuse, mais la plus moderne, pense sans cesse à l’avenir et ne s’occupe des événemens du présent qu’au point de vue des conséquences qu’ils peuvent avoir sur les événemens du temps futur. » Puis, développant sa thèse, il nous donne à comprendre que cette minorité, c’est l’humanité pensante et que le reste, vil troupeau, se traîne à travers la vie, entrant par une ouverture et sortant par l’autre, incapable et indigne d’exercer une influence et de laisser une trace. L’idée ne vient pas à M. Wells que sa nomenclature est incomplète et qu’il y a une autre race, encore, dans le monde : ceux qui demandent au passé le secret de l’avenir et croient indispensable de savoir d’où nous venons pour essayer de prévoir où nous allons.

Jamais écrivain, « depuis qu’il y a des hommes, et qui pensent, » n’a affiché un plus profond dédain pour la connaissance du passé. Ce dédain est motivé par deux raisons, l’une de circonstance, l’autre de principe : 1o L’humanité entre dans une phase nouvelle de son existence où l’expérience des siècles lui sera aussi peu profitable que le serait une carte du Turkestan à un homme qui va voyager dans le Soudan ou dans le Congo ; 2o Pour la connaissance du passé nous possédons deux sources d’information : notre mémoire, si imparfaite et si limitée, et la mémoire des autres qui est l’histoire. Or, cette seconde source d’information ajoute de nouvelles causes d’erreurs à toutes celles qui viciaient la première. Au XIXe siècle, les véritables règles de la certitude historique ont été posées pour la première fois. En même temps l’horizon s’est élargi démesurément devant les yeux qui scrutaient le passé de notre planète. Au-delà de l’histoire traditionnelle, menteuse et bornée, s’est ouverte l’histoire par induction qui a un caractère rigoureusement scientifique, la seule histoire, en somme, que veuille reconnaître M. Wells.

Ceux qui me lisent ont sans doute agité ces problèmes dans leur esprit : c’est pourquoi je les laisse décider si M. Wells a raison ou s’il a tort. Son mépris pour les témoignages historiques pourrait bien avoir une cause très simple que je me contenterai d’indiquer. Montaigne remarque que nous avons encore plus d’inclination à maximer nos pratiques qu’à pratiquer nos maximes. Mais nous faisons quelquefois pis encore lorsqu’il nous