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vation. Oui, l’ancien étudiant en entomologie du Royal College of Science, qui connaît si bien l’étrange fascination du microscope, a vu ces prodigieux insectes lunaires, nos inférieurs en force musculaire, et parfois nos supérieurs en concentration cérébrale. Il les a vus, comme le peintre voit les choses absentes dans tous leurs détails et les êtres absens dans tous leurs mouvemens. Car il a l’œil de l’artiste et le cerveau de l’homme de science. La déduction et l’induction peuvent donner bien des choses, mais elles ne donneront jamais l’ébranlement nerveux de la vision personnelle et locale.

Donc M. Wells a vu dégeler l’air que respirent les Sélénites pendant cette journée qui en vaut quatorze des nôtres ; il a vu Londres sous la terreur d’une vingtaine d’êtres fantastiques projetés par une autre planète et armés de moyens destructeurs inconnus à la nôtre (War of the Worlds). Il a vu passer devant lui, dans une confusion inexprimable et désespérée ces millions d’hommes et de femmes, éperdus, affolés, se ruant droit devant eux comme un troupeau de moutons que chasse un ouragan de panique ou, — moins encore ! — comme les gouttes d’eau d’une inondation… Je cherche, parmi les compatriotes de l’auteur, s’il en est un qui ait su rendre avec cette intensité d’impression l’effarement des grandes catastrophes. Un seul livre revient à mon souvenir : le Journal de la Peste, de Daniel Defoe, un Londonien comme M. Wells, comme lui un enfant de la petite bourgeoisie et, comme lui, encore, un utopiste à la vive imagination, un réformateur sous les espèces d’un romancier. Je ne crois pas que je m’exagère la sévère et sombre grandeur de ces deux livres parus à près de deux siècles d’intervalle, le Journal de la Peste et la Guerre des Mondes. Le calvinisme de l’un et le déterminisme de l’autre se rencontrent sur le même terrain pour nous montrer la volonté humaine, l’énergie de tout un peuple qui abdique devant un cataclysme ; mais on sent que, chez l’un comme chez l’autre, cette abdication sera courte et que le besoin d’espérer, de croire, d’agir, va de nouveau s’affirmer avec l’indomptable optimisme de la race. Lorsque ces invincibles Martiens que rien n’a pu entamer et qui ont mis à leurs pieds l’Angleterre ruinée, pantelante, défigurée sont tués par les microbes, Defoe eût applaudi à ce dénouement dans lequel il eût reconnu et adoré un dessein providentiel. Pour M. Wells, ce n’est que l’ironie des choses, l’humour du Destin, l’antithèse