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Mais si l’on songe, après cela, à l’admirable souci de vérité des anciens romanciers anglais, de Fielding, de Walter Scott, de Dickens et de Thackeray, on s’aperçoit que, dans le roman tout au moins, cette introduction effrénée de l’invraisemblance constitue un phénomène nouveau, et qui ne saurait s’expliquer entièrement par les traits essentiels de l’esprit de la race. Et, en effet, je serais plutôt porté à croire qu’un tel phénomène a sa cause, non dans le goût naturel des Anglais pour l’excentricité, mais dans une évolution spontanée, et inévitable, du genre même du roman anglais.

Le fait est que ce genre est bien vieux, s’étant poursuivi sans interruption depuis plus de deux siècles. Il est vieux, fatigué, et je crains bien qu’il ne commence à s’user. Depuis deux siècles, avec une vigueur et une ténacité merveilleuses, il a exploré tout le champ du possible : je crains qu’aujourd’hui il n’ait, pour ainsi dire, perdu sa force vitale, qu’il ne soit réduit à ne plus subsister que d’expédiens au jour le jour, qu’il n’arrive plus à se renouveler qu’à force d’artifices et d’exagérations. Romanciers et public ont désormais l’impression que tout a été dit de ce qu’il y avait à dire d’humain et de raisonnable : si bien que les romanciers se bornent à répéter de vieilles histoires en les « corsant » d’un appareil d’étrangeté dont l’effet n’est obtenu qu’au prix de la vraisemblance ; elle public les suit, faute de mieux, heureux de la distraction momentanée que lui procurent leurs pénibles efforts, en attendant que le génie d’un nouveau Walter Scott, ou d’un nouveau Dickens, vienne rendre encore un souffle de vie au vieux genre épuisé du roman anglais.


T. DE WYZEWA.