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On pourra dire à la vérité que, dans tous les pays, existe un certain genre de roman qui s’accommode d’une dose d’invraisemblance à peu près infinie. Mais, d’abord, les deux romans que je viens d’analyser n’appartiennent à ce genre ni par leur tenue générale, ni par la qualité de leurs auteurs et celle du public à qui ils s’adressent. Bien loin d’être ce qu’on nomme, dans leur pays, des « romans à sensation, » ce sont des œuvres sévères, appliquées, faites évidemment pour être prises au sérieux. Et puis, du reste, on se tromperait à supposer que, même dans le genre en question, la nature de l’invraisemblance permise fût tout à fait pareille, d’un pays à l’autre. Qu’une intrigue soit nouée par des artifices d’une probabilité douteuse, que des rencontres, des reconnaissances, se produisent sans que l’auteur se soit suffisamment efforcé de les justifier : à cela le lecteur français d’un roman-feuilleton se résignera volontiers ; mais toujours, au contraire, il exigera que le point de départ de l’intrigue et son dénouement lui soient présentés de telle sorte qu’il puisse les croire vrais et s’y intéresser. Et tout l’aplomb d’un Alexandre Dumas, toute l’expérience professionnelle d’un Montépin, échoueront à lui faire admettre des sujets comme ceux des deux romans qui sont, aujourd’hui, en train de charmer et de passionner l’unanimité du public anglais.

D’où un amateur de paradoxes serait tenté de conclure que ce n’est point ce public, mais bien le nôtre, qui possède le gros bon sens, l’humeur positive, et les autres particularités intellectuelles attribuées, d’ordinaire, à l’esprit anglais ; et j’ajoute que la conclusion, sans être tout à fait exacte, contiendrait assurément une part de vérité. Car il est certain que, chez l’Anglais, la séparation est infiniment plus tranchée qu’elle ne l’est chez nous entre la vie des affaires et la vie privée. Le banquier, l’industriel, le marchand de la Cité, quand à la tombée du soir il quitte son bureau, aime à se dépouiller, jusqu’au lendemain, des préoccupations qui l’ont absorbé pendant la journée : il change de quartier, il change d’habits, et, en même temps, il change aussi de sentimens et de caractère. Rien ne lui est alors plus agréable que d’oublier le monde de pensées que lui impose la pratique de son métier : de telle sorte qu’un roman a d’autant plus de chances de lui plaire qu’il est plus « excentrique, » c’est-à-dire plus imprévu, plus étrange dans sa donnée et son développement, plus différent d’une réalité trop connue et trop longtemps subie. Ainsi s’explique, peut-être, le goût séculaire des Anglais pour ces inventions fantastiques et extravagantes que, depuis Swift jusqu’à M. Wells, aucune littérature n’a créées en aussi grand nombre, ni avec autant de succès, que la leur.