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qui nous a précédés sur la route de Woronzoff, est arrivée, vers huit heures du matin, au village, où elle espérait rencontrer un corps russe assez considérable. Il n’y avait qu’une soixantaine de Cosaques, qui se sont enfuis à toute bride.

Après un trajet de 20 kilomètres, nous sommes revenus, ramenant quelques habitans, une assez grande quantité de chariots, et ravis d’avoir vu un beau pays, une riche végétation, de jolis villages, des maisons de campagne, des fermes chinoises, partout de verts pâturages et des ombrages ravissans. La route est fort belle et facile à rendre impraticable.

Il faut que les Russes ne soient pas aussi nombreux qu’on le dit pour nous laisser pénétrer si avant dans ce paradis terrestre. Je crois qu’on se décidera bientôt à l’occuper ; les troupes y seraient bien campées, mais un peu loin des approvisionnemens.

Donne-moi de tes nouvelles. J’ai reçu d’Uzès les lettres les plus tendres pour toi à l’occasion de ta blessure. Des vœux ardens ont été adressés pour ton prompt rétablissement au grand dispensateur de toutes choses. Nos aimables enfans[1] feront leur première communion à Uzès le 10 juin, à l’intention de leurs pères, sans cesse en danger. Les prières de ces cœurs purs nous attireront les bénédictions d’En Haut ! Aussi, suis-je plein de confiance, de foi et d’espérance. Fais comme moi !

Adieu, cher frère, je t’embrasse bien tendrement !

FELIX.

P. S. — Mes complimens affectueux au colonel Grenier.

Chabron te fait ses amitiés. Mon bon docteur Goutt vient de passer aux hôpitaux de l’armée d’Orient ; il est attaché à l’ambulance de la division Camou. Je le regrette bien vivement. »


C’était la dernière lettre, l’adieu suprême !

Les tristes pressentimens dont Félix Hardy ne pouvait se défendre, malgré la sérénité de son caractère, sa gaîté communicative, ses distractions artistiques, se sont souvent révélés dans ses lettres de Crimée. Sur les bords verdoyans de cette Tchernaïa où il attendait ses étoiles, si noblement gagnées, il songeait à la famille chérie qu’il ne devait plus revoir, quand sonna l’heure du sacrifice.

  1. Edouard et Léonie.