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Juge de mon désespoir ! J’étais cloué à mon poste, très important en ce moment, surtout à cause du combat de la nuit précédente !

Mayran a eu l’obligeance de m’envoyer des détails, donnés par le colonel Grenier. Rien n’a pu me rassurer ; j’ai passé toute une nuit d’angoisse, indépendamment des préoccupations de mon service de général de tranchée.

On était sur ses gardes, car l’ennemi avait tenté, en plein jour, vers 3 heures de l’après-midi, de reprendre sa parallèle et ses neuf mortiers. Il avait échoué complètement ; mais il pouvait venir se venger sur nous de son double échec.

Enfin, le 3 mai, à 7 heures du matin, Mayran m’a fait dire que je pouvais quitter mon poste pour aller voir mon frère. J’y ai couru de toute la vitesse de mes excellens chevaux, car nous sommes à 10 ou 12 kilomètres de distance l’un de l’autre.

J’ai trouvé mon pauvre Victor étendu sur son petit lit de camp, assez bien installé dans sa tente, entouré des soins les plus assidus, les plus dévoués, bien pansé par les médecins de son régiment, qui, de suite, m’ont rassuré sur son état. Sa pauvre tête était enveloppée de bandelettes et de compresses ; ses vêtemens étaient encore souillés du sang qu’il avait perdu en grande abondance pendant la nuit du 1er au 2 mai.

On l’avait saigné la veille au soir, parce que la contusion qu’il avait reçue était des plus violentes ; c’était comme un grand coup de marteau. Le projectile, sans déchirer sa casquette, a violemment arraché la peau de la tête, sur une longueur de neuf pouces.

Victor est tombé sur le coup, pendant qu’il conduisait quelques compagnies de son régiment à l’attaque de la parallèle ennemie ; son colonel, à peu de distance, dirigeait les autres compagnies du 4e léger. L’ordonnance de Victor l’a relevé, l’a fait placer sur un brancard, et tous les soldats qui passaient pour se rendre au point d’attaque, disaient, en le voyant tout sanglant :

Notre pauvre lieutenant-colonel est tué !

Alors. Victor, qui avait repris ses esprits, leur répondit :

Non, mes émis, je ne suis pas mort ! Courez à la parallèle, chassez-en l’ennemi, vengez-moi !

Ces paroles électrisèrent les soldats, qui ont achevé vigoureusement l’œuvre si bien commencée par leurs camarades.