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caractère, façonné par un siècle d’histoire, renoncer à tout ce qu’il y a peut-être de plus américain dans leur mentalité nationale. Comment s’étonner qu’ils n’y aient pas pleinement réussi ? Ils ont porté partout leur inlassable activité, leur fièvre de travail et de création ; les rapports des deux commissions témoignent d’un labeur prodigieux, méthodiquement réglé, inspiré par les plus généreuses intentions, dirigé selon les méthodes les plus scientifiques ; mais, quand on en a achevé la lecture, on est tenté de se demander si, en définitive, le résultat pratique, le bénéfice durable de tant d’argent et d’efforts dépensés, de tant de sang versé, répond aux espérances que les Américains avaient conçues ; en bouleversant tout le vieil édifice, vermoulu, sans doute, mais solidement enraciné, de la domination espagnole, ont-ils réussi et même réussiront-ils jamais à édifier à sa place un État moderne, une nation organisée sur le modèle des États-Unis d’Amérique ? Il est encore prématuré d’en juger ; mais les expériences impatientes des Américains pourraient bien recevoir le démenti du temps et de la résistance passive des vieilles mœurs et des vieilles institutions. Faire surgir, en quelques mois, d’un sol vierge, une « cité champignon, » c’est une œuvre moins difficile que de modifier, si peu que ce soit, le caractère d’un peuple et les conditions de sa vie. Autre chose est d’assainir une grande cité comme Manille, de lutter avec succès contre les épidémies, de créer un port et des voies ferrées, de stimuler l’activité économique et de réorganiser l’administration, autre chose de faire accepter à un peuple des idées, des mœurs, toute une vie nouvelles. Les maîtres actuels de l’archipel ont pu changer la physionomie superficielle de la vie tagale, modifier l’écorce de la race, ils n’en ont pas atteint le cœur. Comme cette végétation puissante des pays tropicaux qui, la saison des pluies venue, submerge sous un déluge de verdure les routes, laborieusement construites, par où la « civilisation » se flattait de pénétrer et, à la place d’une voie largement ouverte, ne laisse plus, à travers l’épaisseur de la brousse, qu’une piste à peine distincte, les vieilles mœurs, les vieilles institutions, les antiques croyances opposent à tous les efforts que tentent les conquérans, au nom de la « science » et de la « raison, » une résistance passive et une force de résurrection contre lesquelles les siècles eux-mêmes ne sauraient prévaloir.

Armer un peuple, après l’avoir soumis par la force, de tous