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produit des hommes comme Rizal et qui fournit en abondance des légistes, des médecins, des fonctionnaires, est capable d’un grand effort intellectuel ; mais le travail des bras, le travail fondamental et essentiel, sans lequel les sociétés en sont réduites à recourir à l’esclavage ou au recrutement de travailleurs étrangers, les Tagals et les autres tribus de l’archipel en sont-ils capables, c’est ce qui reste encore incertain, et c’est, avant de les appeler leurs concitoyens, ce dont les Américains invitent les Philippins à faire la démonstration. Plus encore que partout ailleurs, le problème de la main-d’œuvre est grave aux Philippines et dans tout l’Extrême-Orient parce qu’il se lie à la question chinoise. Pour les entrepreneurs et les ingénieurs, la tentation est forte de puiser à la source intarissable de la main-d’œuvre chinoise, de recourir à ces travailleurs patiens, sobres, disciplinés et peu coûteux. L’indolence naturelle de la race malaise verrait sans regret tous les travaux fatigans exécutés par les Chinois, si le coolie une fois introduit comme salarié ne se transformait très vite en un petit commerçant d’abord, puis, grâce à sa prodigieuse activité et à son admirable économie, en un riche marchand, en un opulent négociant. A Manille, comme à Batavia, les grosses fortunes et les somptueux équipages appartiennent à des Chinois enrichis. Le Chinois est la ressource du capitaliste en détresse, de l’entrepreneur dans l’embarras, mais il est un danger social pour la race qui lui a permis de s’installer à son foyer, et le péril est d’autant plus grand que le Chinois, hors de chez lui, ne se fait jamais ouvrier agricole ; il n’accroît pas la production ; il finit par devenir un intermédiaire et, alors, il n’est plus qu’un laborieux parasite. L’Américain le sait bien, lui qui ferme si soigneusement ses ports aux coolies ; mais le capitaliste en quête d’avantageux placemens, de bonnes affaires à lancer, ne se pique pas de logique sociale et, aux Etats-Unis, les journaux, toujours dévoués à qui les paie, réclamaient la mise en valeur des îles Philippines par le capital américain et la main-d’œuvre chinoise.

En résistant à ces suggestions intéressées, le gouvernement de Washington a donné la preuve de son dévouement au bien public ; il a montré qu’il savait faire passer les intérêts de quelques-uns de ses nationaux après l’intérêt général de l’Etat. Avec la libre introduction des Chinois aux Philippines, c’en était fait du séduisant programme « les Philippines aux Philippins ; »