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leurs maîtres, instruits comme eux, à mesure qu’ils se sentaient capables d’être leurs égaux, aspiraient à le devenir effectivement ; le régime de prévarication et d’exploitation qui fleurissait sous le gouvernement espagnol ne leur semblait détestable que dans la mesure où ils en étaient exclus. Loin de chercher à détruire les races indigènes, les Espagnols, dans leur œuvre colonisatrice, — ç’a été leur mérite, et c’est peut-être aussi le secret de leur faiblesse, — se sont efforcés de les élever jusqu’à eux par le christianisme ; mais, en même temps qu’ils travaillaient à combler le fossé originel entre eux et leurs sujets de couleur, ils comprenaient que c’en serait fait de leur domination le jour où, n’étant pas le nombre, ils cesseraient d’être une aristocratie fermée et de garder pour eux seuls le monopole et les bénéfices du pouvoir. C’est pourquoi, maîtres en général débonnaires, ils se montraient impitoyables jusqu’à la cruauté lorsqu’ils croyaient leur autorité compromise et compensaient une coutumière faiblesse par les excès d’une rigueur souvent intempestive. Aux Philippines, l’exécution de Rizal, écrivain populaire et patriote généreux, fut une des causes qui contribuèrent à grossir les haines et à favoriser l’insurrection ; fusillé par ordre du général Polavieja (décembre 1897), il est devenu une sorte de héros national, le type accompli et comme le bourgeon terminal d’une race en ascension.

Avec le caractère des Espagnols et leur conception de la colonisation, la centralisation était la seule forme de gouvernement possible ; mais les abus du régime centralisateur ont été partout, quand les populations indigènes se crurent capables de sortir de tutelle, une cause de rébellion et de sécession. Aux Philippines, tous les pouvoirs étaient aux mains du gouverneur général et d’une nuée de fonctionnaires, tous venus d’Espagne et beaucoup plus préoccupés de refaire leur fortune que de bien administrer ; les impôts, très lourds et surtout mal répartis, n’étaient jamais dépensés dans l’intérêt des habitans ; l’armée, la marine, les pensions, le ministère de Ultramar, à Madrid, absorbaient tout le budget et il ne restait plus rien, pratiquement, pour l’instruction, qui n’était obligatoire qu’en théorie, ou pour les travaux d’utilité publique. Exploités et pressurés, les Philippins n’avaient aucun recours, ni aucun moyen de faire entendre leurs doléances. En vain, M. Maura, ministre des Colonies, fit voter par les Cortès, en 1893, une loi municipale qui tendait à