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Ce que fut l’indignation du fidèle serviteur de Monsieur, à la nouvelle de l’événement, il est encore plus aisé de se le figurer que de le décrire. Le marquis de Jaucourt fut seul à n’en point paraître irrité. Fidèle au souvenir des anciennes bontés de Mme de Balbi pour lui, il était toujours en servitude, qu’elle fût près ou loin, et toujours sous le charme. Il traita les propos recueillis à Vérone de calomnies abominables qu’il fallait mépriser et qui ne valaient pas qu’on troublât la quiétude de Monsieur en l’en entretenant. Mais les autres personnages qui entouraient le prince, et d’Avaray surtout, prirent la chose plus au tragique. Ils voyaient déjà leur maître « associé de la manière la plus choquante au ridicule et aux sots propos dont on ne manque jamais de couvrir une pareille aventure. » Ils eussent voulu l’avertir ; mais aucun d’eux ne se sentait de force à le faire. D’Avaray, mieux placé pour prendre auprès de Monsieur une initiative salutaire, se faisait « un point de délicatesse qui se peut facilement concevoir de l’observation du silence, » se contentant d’abord de ralentir, puis d’arrêter sa propre correspondance avec Mme de Balbi et laissant, quoique à regret, Monsieur continuer à lui écrire comme à recevoir ses lettres.

Cependant, le scandale se répandait, non sans doute dans l’intérieur de la France, mais au dehors. A Vienne, à Londres, à Naples, on en faisait des gorges chaudes ; il défrayait aux armées les plaisanteries de table. Les partisans de Monsieur en gémissaient, ses détracteurs s’en réjouissaient, considérant les uns et les autres que c’était là « un obstacle insurmontable pour lui ramener les cœurs » et un sûr moyen de ruiner à jamais ses intérêts. Pour y mettre le comble, « deux petites malheureuses étaient venues au monde. »

C’est alors que, pressé par ses amis de remplir ce qui était à leurs yeux un devoir d’honneur, partagé entre le désespoir de laisser avilir son maître et la crainte de lui déchirer le cœur comme de se déshonorer par une délation qui semblait lui offrir un avantage personnel, d’Avaray comprit, après s’être longtemps demandé où était son devoir, qu’il se devait et devait à Monsieur de rompre « un stupide silence. » Il le fallait d’autant plus que « le temps volait, que des faits constatés par le dévergondage, la fatuité et la clameur publique allaient s’effacer, se perdre dans la foule des événemens. La tache seule resterait, mais, ne pouvant plus marquer sur un caractère déjà sali, elle se fixerait à