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risques, mais de la responsabilité. Alors, il avait derechef songé à d’Avaray et, « n’osant lui en parler directement, » chargé Mme de Balbi de s’assurer s’il y pouvait compter.

— Ma vie est à mon maître ! s’était écrié d’Avaray.

Et, dès ce jour, il avait exclusivement travaillé à la délivrance de Monsieur, encouragé dans ses démarches par l’espoir d’y réussir et par « la sensibilité » avec laquelle, à toute heure, celui-ci lui demandait pardon d’avoir douté de son dévouement.

« Tous les préparatifs de son départ furent réglés entre nous, raconte d’Avaray, et cette mémorable et funeste époque du 21 juin 1791, qui vit ramener Louis XVI à l’échafaud, fut celle de la délivrance et l’on peut dire du commencement du règne de Louis XVIII. A l’aide d’un déguisement, de la connaissance d’une langue étrangère et surtout de la présence d’esprit et du sang-froid de mon maître, je parvins à le tirer du Luxembourg, de Paris et du royaume. »

Vingt-quatre heures plus tard, dans la nuit, ayant franchi la frontière au-delà de Maubeuge, ils arrivaient à Mons, follement heureux du succès de leur entreprise, se demandant avec angoisse si le même bonheur avait présidé à la fuite du Roi et des siens, et si la Comtesse de Provence, Madame, partie de Paris en même temps qu’eux, mais par une autre route[1], était, elle aussi, arrivée à bon port.

Aux portes de Mons, comme ils s’étaient fait reconnaître, ils furent avertis que Madame les attendait à l’auberge de la « Femme Sauvage. » Ils s’y rendirent en toute hâte, bien qu’un peu surpris que Madame les eût précédés. L’hôtelier, venu à leur rencontre avec des flambeaux, confirma la bonne nouvelle et les éclaira jusqu’au haut de l’escalier. Mais là, devant la porte d’une chambre entr’ouverte se dresse un laquais qui, les ayant examinés, leur déclare tout net que ce n’est pas eux qu’on attend. En même temps, au fond de la chambre, une femme couchée qu’on voit s’agiter violemment dans son lit se met à crier :

— N’entrez pas ! Ce n’est pas vous ! Ah ! l’horreur ! Fermez, fermez, ce n’est pas lui[2].

  1. Elle était partie durant la soirée du 21 juin à la même heure que son mari, mais dans une autre voiture, ayant reconnu, comme lui, que la prudence leur commandait de voyager séparément. Elle dut au dévouement de sa lectrice, Mme de Gourbillon, d’arriver sans accident à Bruxelles.
  2. Cet épisode que son caractère tragi-comique m’a décidé à rappeler ici d’après la relation de d’Avaray est également raconté dans celle de Monsieur, et en des termes presque identiques. On sait que Monsieur écrivit la sienne, en arrivant à Coblentz, au lendemain de son évasion. Elle a été publiée, sous son règne et depuis, dans la collection des Mémoires sur l’Émigration (Paris, Didot). Celle de d’Avaray ne l’a jamais été. Il l’avait écrite uniquement pour le Roi, dans les papiers duquel je l’ai retrouvée, enrichie d’annotations de la main de Louis XVIII.