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te doutes pas du rôle que la plupart d’entre elles vont jouer dans ta vie, du mal qu’elles vont te faire, et du profond mépris qu’elles auront pour toi ! La grosse dame qui daigne te permettre de grimper sur ses genoux et de l’embrasser « carrément, » lorsque bientôt l’un de ses enfans aura l’idée de t’engager à son service, voici en quels termes elle l’en empêchera : « Vous me demandez, lui écrira-t-elle (en français), de prendre à votre service le jeune Salzburger, Je ne sais comme quoi, ne croyant pas que vous ayez besoin d’un compositeur ou de gens inutiles… Cela avilit le service, quand ces gens courent le monde comme des gueux. Il a, en outre, une grande famille[1]. » La petite archiduchesse Marie-Antoinette, ta préférée, et à qui l’on dit même que tu as promis de l’épouser un jour, un jour elle te saura près d’elle, en France, où elle sera reine, où elle prétendra diriger le mouvement des arts : et elle ne te fera pas l’honneur de t’entendre ! L’archiduc Léopold, l’archiduchesse Caroline, auront moins d’estime pour toi que pour un Sarti ou un Salieri, et cela après que tu auras écrit Don Juan et Cosi Fan Tutte ! Mais aucun d’eux, — ne le devines-tu pas, n’en as-tu pas déjà un pressentiment, sur cette terrasse de Schœnbrunn où tu les vois assemblés ? — aucun d’eux ne t’outragera ni ne te desservira autant que ce long jeune homme à la tête pointue qui, tout à l’heure, a tenu à te montrer son talent sur le violoncelle. Car tandis que sa mère, ses sœurs et son frère, te mépriseront par principe et sans t’avoir connu, Joseph, lui, te connaîtra bien, et affectera même de te protéger : et ce n’est pas à ta condition d’artiste que s’adressera sa haine méprisante, mais à la pure et noble beauté qu’il sentira en toi !

Seul, dans le tableau de Versailles, le mari de l’impératrice ne déplaît pas à voir. C’est un homme épais et sanguin, sensuel, gourmand, probablement colérique, avec l’air un peu commun d’un gros curé de village : mais du moins il regarde droit, et nous laisse apercevoir le fond de son âme. Et le fait est que lui seul semble s’être sincèrement intéressé au petit Mozart. On raconte qu’il l’a mis à l’épreuve en toute façon, et que, même, c’est à lui que « le petit sorcier, » — comme il l’appelait, — a dû l’idée des deux tours de force musicaux qui, depuis lors, sont devenus les deux « clous » favoris de son répertoire. L’empereur l’aurait

  1. Lettre de Marie-Thérèse à l’archiduc Ferdinand, 12 décembre 1771. (Arneth, Briefe der Kaiserin Maria-Theresia an ihre Kinder, t. I, p. 92.)