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le 12. Mais le lendemain on nous a ajournés au 13, parce que le 12 était un jour de gala, et que l’on veut pouvoir écouter les enfans bien à l’aise. Tout le monde est émerveillé du petit, et je n’ai encore entendu personne en parler qui n’ait dit que ses aptitudes sont inexplicables… Je vous aurais rendu compte aussitôt du succès de notre présentation à la cour, si nous n’avions pas dû, tout de suite au sortir de Schœnbrunn, courir en droite ligne chez le prince d’Hildburghausen. Et, ma foi, de cette façon, la perspective de gagner six ducats l’a emporté sur le plaisir que nous aurions eu à vous écrire séance tenante. Et aujourd’hui encore je n’ai que le temps de vous apprendre ceci : que nous avons été accueillis de Leurs Majestés avec tant de faveur que, si je vous le racontais en détail, on ne manquerait pas de prendre mon récit pour une fable. Woferl a grimpé sur les genoux de l’Impératrice, l’a saisie par le cou, et carrément embrassée. Nous sommes restés chez elle de trois heures à six : et l’Empereur m’a emmené dans un salon voisin pour me faire entendre la façon dont l’infante jouait du violon. Hier, pour la Sainte-Thérèse, l’Impératrice nous a envoyé, par son trésorier secret, — qui est venu en carrosse de cour jusqu’à notre porte, — deux costumes de gala, un pour le petit, l’autre pour la fille… Aujourd’hui, après midi, nous allons chez les deux plus jeunes archiducs, puis chez le susdit comte PalfTy. Hier nous avons été chez le comte Kaunitz ; avant-hier, chez le comte Kinskyet le comte Udefeld…


Il y a au Musée de Versailles un assez bon tableau (peut-être apporté en France par Marie-Antoinette), qui nous fait voir, à peu près à l’époque de cette visite des Mozart, toute la famille impériale d’Autriche réunie sur une terrasse du palais de Schœnbrunn. Œuvre d’un intérêt historique considérable ; mais comme l’impression qui s’en dégage est triste et déplaisante. Au premier plan trône l’énorme impératrice, ayant autour d’elle ses douze enfans : douze figures figées en des gestes que vainement elles essaient de rendre familiers, et toutes si pareilles, avec leurs fronts trop hauts et leurs yeux trop fendus, qu’on les croirait toutes peintes sur un même modèle. Encore ne se ressemblent-elles pas tellement que l’une d’elles ne nous frappe et ne nous inquiète par-dessus les autres. Debout près de sa mère, l’aîné des fils, Joseph, n’a pas seulement le front trop haut, mais étroit et fuyant, le front d’un cerveau fêlé, d’un de ces dangereux « idéologues » qui sacrifieraient le monde à leur idée fixe : et l’on devine qu’à celui-là, en particulier, le sacrifice de la vie ou du bonheur d’autrui ne doit guère coûter, tant le bleu de son regard est glacé et dur. Ah ! pauvre « enfant prodige, » pendant qu’avec l’innocence de ton petit cœur tu t’enorgueillis des éloges ou des caresses de toutes ces personnes, tu ne