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tout armés, dans la souplesse et la vigueur de leur plus bel âge, dégantés seulement et tête nue, mais leur gantelet à portée de leur main, et leur heaume ou « bassinet » tenu près de leur tête par des angelots serviables, il semble que tous se tiennent prêts à faire ce qu’a fait le chevalier Mercure.

Pour cela, il faut qu’ils soient jeunes encore et ils le sont, en effet. Peu importe l’âge où les a pris le grand sommeil. Sur leur tombe, ils ont toujours l’âge de la résurrection : « Atout le plus beau visaige que vous pourrés fere et jeune et plain ; le netz longuet et ung petit hault comme savez et ne le faicte point chauve, » écrivait le seigneur du Plessis-Bourré, de la part de Louis XI, en commandant au sculpteur Colin d’Amiens sa figure tombale. Les chanoines, les doges, les évêques et les humanistes italiens sont moins jaloux de leur jeunesse. Ils ne se tiennent pas aussi fermes que les chevaliers ou les évêques figurés sur les tombes du Nord. Ils n’ont pas les yeux au ciel, les mains jointes en haut. Leur tête, moins fière, se penche un peu sur le côté, se replie un peu vers leur cœur. Leurs mains retombent sur leurs poitrines comme des oiseaux qui se posent, referment leurs ailes. Mais leurs visages endormis sous les dais et les guirlandes du Seltignano sont doux, calmes, parfois extasiés, souriant aux anges, — aux anges « d’albastre » qui veillent sur leur sommeil. Qui ne se souvient, lorsqu’il les a une fois aperçus sous leurs portiques, au fond de leurs vieilles chapelles, des visages de l’évêque Federighi, par Luca della Robbia, à San Francesco dà Paolo, près de Florence, ou de Philippe, frère de saint Louis, à Saint-Denis, et de Louis, son fils aîné, ou du cardinal Brancacci par Donatello ou du cardinal de Portugal par Antonio Rossellino ? Il est difficile d’exprimer mieux la sereine confiance du dormeur qui voit quelque chose d’admirable que nous ne voyons pas.

On a beaucoup accusé le moyen âge d’avoir enlaidi la mort et apporté à l’humanité des terreurs d’outre-tombe que l’antiquité n’avait pas connues. Il faut, pour le soutenir, n’avoir jamais regardé ces figures. D’un bout à l’autre de la chrétienté, depuis Saint-Sauveur de Bruges jusqu’à San Nilo de Naples, elles expriment une paix heureuse. Toutes sommeillent : desquelles peut-on dire qu’elles ne se réveilleront pas ? Toutes sont tournées vers la mort : desquelles peut-on dire qu’elles en reflètent la menace éternelle ou l’horreur ? Où est la laideur du cadavre, la nudité