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sûr, mais que rien n’autorise à déclarer fortuite et involontaire.

Était-ce là ce que Voltaire voulait donner à entendre quand il traitait les drames de Shakspeare, de pièces de la foire ? En tout cas son œuvre nous deviendra singulièrement plus aisée à interpréter, si au lieu d’y voir l’œuvre d’un génie impénétrable au nôtre parce qu’elle en est séparée par la barrière infranchissable des races, nous la regardons comme la plus magnifique expression d’un genre dont les mérites et les défaillances nous sont connus. Alors nous pourrons y parler de beautés et de défauts. par-là encore s’explique l’histoire de la renommée du poète en France. Le théâtre classique s’étant constitué précisément par opposition au système choisi et consacré par Shakspeare, à mesure que s’affaiblissait l’idéal classique, nous devenions plus accessibles à la beauté shakspearienne. Beaucoup des traits qui nous déconcertent dans le génie de Shakspeare viennent de ce qu’il a été façonné par une poétique très précise, mais très différente de celle qui a triomphé chez nous. Ses contrastes et ses contradictions résultent en partie des nécessités mêmes de cette poétique, et sans qu’il soit nécessaire ni d’invoquer les exigences du tempérament des spectateurs, ni de réclamer pour le poète le bénéfice de « l’imagination délirante » et de la frénésie. Les lois de l’esprit humain sont partout les mêmes et celles de la composition littéraire ne changent pas avec quelques degrés de latitude ; c’est un tort de croire que Shakspeare forme à lui tout seul une catégorie qui mette en déroute toutes nos ressources d’analyse. C’est en ce sens qu’il reste, encore aujourd’hui, un progrès à accomplir aux critiques français de Shakspeare. Ils auront fait un pas décisif dans l’intelligence de son génie, quand ils consentiront à l’aborder sans superstition et sans tremblement, comme celui de Dante ou de Milton, et de Corneille ou d’Hugo, à le résoudre en ses élémens, à montrer ses rapports avec les conditions qui l’ont déterminé, et à reconnaître que, dans ce génie comme dans celui de tous les grands maîtres de l’esprit humain, il n’y a rien de mystérieux, — si ce n’est pourtant le fait lui-même du génie.


RENE DOUMIC.