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repas avec le même appétit et semblent avoir des goûts communs. S’il est vrai que les troupes russes, durant l’agitation des Boxers, furent les plus cruelles envers les indigènes, aujourd’hui certes elles s’entendent tout à fait bien avec eux ; de part et d’autre, on appartient plus ou moins à la même race ; le passé historique offre beaucoup d’analogie, et le genre de vie a toujours été également primitif.

J’approche du point terminus ; et mon lent voyage, plein d’incidens, rencontre son dernier obstacle sous la forme d’un pont emporté près du Liao-Yang. Je suis pleinement préparé au pire, car voici des semaines que le chef de gare de Kharbin m’a rendu compte de l’accident, de manière à me faire frémir. Je m’étais demandé s’il ne cherchait pas à me décourager de pénétrer plus avant en Mandchourie. Mais la réalité m’oblige maintenant à reconnaître sa sincérité.

La scène que j’ai sous les yeux est celle d’une confusion générale ; des milliers de soldats russes et de coolies sont occupés à brouetter du sable, tailler des piquets, fixer des rails, parler et crier dans toute espèce de langues inintelligibles, de sorte qu’il ne manque rien pour donner l’impression d’une parfaite Babel. Ils sont là quelque deux mille, occupés à la construction d’un gigantesque pont d’acier et de pierre ; plusieurs milliers d’autres entassent la terre pour arrêter l’inondation et une autre équipe achève un ponton. Nous nous arrêtons plusieurs heures et personne ne semble savoir quand ni comment notre train pourra passer. Mais la scène est si intéressante et m’offre une si excellente occasion de me faire une idée de la main-d’œuvre chinoise, que je ne me soucie pas du retard. Finalement, des officiers ingénieurs suggèrent l’idée de couper le train en deux et d’essayer de le faire passer ainsi sur le ponton. Comment nous passons, je ne puis exactement le savoir, car je dois confesser que, tandis que le train se traîne, crie, s’entre-choque, craque et grince, sur les pontons qui ondulent, je n’ai aucun loisir de faire des descriptions ; et quand les rails provisoirement fixés sur les pontons sont submergés et que le flot monte jusqu’à la portière de mon wagon, je suis l’exemple du mécanicien et des gardes, et me tiens déchaussé sur les marches, afin d’être prêt, au cas où toute la construction branlante s’effondrerait, à essayer de gagner la terre à la nage.

Mon voyage à travers la Mandchourie prenait fin, en dépit de