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mensonge, et les Ronsard ou les Pétrarque n’ont-ils aimé qu’en imagination ? Est-ce eux, dont le désir indéterminé d’amour et la capacité d’illusion ont revêtu Laure ou Cassandre de l’idéale parure de beauté qu’ils rêvaient ? Ou, au contraire, est-ce elles dont le charme aurait comme éveillé en eux des sentimens, et un pouvoir de les exprimer, qu’ils ne se connaissaient pas ? Les ont-ils aimées comme on aime, quand on n’est pas poète, avec tout leur cœur et avec tous leurs sens ? Ou, au contraire, n’ont-ils vu peut-être en elles que les inspiratrices de leurs chants, et peut-être se sont-ils rendu compte que ces chants eussent été moins purs, et d’une beauté plus trouble, étant moins désintéressée, s’ils en avaient eux-mêmes approché l’objet de plus près ? Il y a bien des manières d’aimer, surtout dans nos langues latines, où le mot d’aimer ne s’applique pas moins aux formes inférieures de la sensualité qu’il ne s’applique aux formes les plus épurées de l’amour divin. Quelle a été celle de Pétrarque ou de Ronsard ? Ce sont toutes ces questions qu’on agite, quand on se demande qui furent Laure ou Cassandre ; si elles ont existé ; de quelle condition elles étaient ; comment elles ont répondu à l’amour de leurs poètes ; et finalement ce qu’il y a d’elles, de la réalité de leur personne, de la beauté de leur visage, de la nature de leurs sentimens, de leur orgueil, de leur coquetterie, de leur sensibilité, de leur indifférence, dans les Amours de notre Ronsard ou dans le Canzoniere du grand Italien. L’indiscrétion de quelques fouilleurs d’alcôves ne saurait prévaloir contre l’intérêt esthétique, ou philosophique même, d’une telle recherche ; et voilà pourquoi, ne sachant pas exactement quelle fut Cassandre, nous voudrions savoir qui fut Marie.

Et nous ne le savons pas davantage ! Mais, de la lecture même de la Continuation des Amours, nous pouvons conjecturer que Marie a différé de Cassandre comme une toute jeune fille d’une hardie coquette, comme une « beauté provinciale » d’une « beauté de cour, » comme une enfant rougissante et naïve de ce qu’on appelait du temps de Ronsard une « grande et honnête dame ; » ou comme encore le repos diffère de l’agitation, la douceur d’aimer de la fièvre d’amour, et pour user du style du poète, comme l’humble églantine diffère de la rose épanouie dans l’orgueil de sa splendeur.

Il ne faudrait toutefois rien exagérer. Le ton des Amours de Marie ne diffère pas de celui des Sonnets à Cassandre autant que