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leçons de son ancien chef, M. de Cavour. Son extérieur ne prévenait pas en sa faveur : il avait de petits yeux perçans et le nez camard ; mais la distinction de ses manières, ses allures cordiales, et surtout la verve, l’originalité de sa conversation incisive et instructive, faisaient oublier son masque étrange. Il ne discourait guère en séance, n’étant pas un orateur, mais il plaçait à propos ses observations pratiques, ingénieuses, présentées sous une forme persuasive. Dans les cercles intimes, il développait plus à l’aise, avec une nuance de causticité familière, ses réflexions toujours justes et fines. Rien n’échappait à son coup d’œil pénétrant : il avait sur les uns et les autres le mot expressif et topique, et caractérisait les incidens et le fond des choses nettement, sans parti pris et sans illusion. On le considérait comme très clairvoyant et de bon conseil, et s’il devait à son titre de premier représentant de l’Italie une certaine part de son crédit, il s’était placé sur-le-champ, par sa valeur personnelle, en pleine lumière, comme un homme qui parle de ce qu’il sait, qu’on écoute toujours avec plaisir et profit.

La Porte n’avait pas été heureuse dans le choix de ses plénipotentiaires. Tandis qu’elle aurait dû faire défendre sa cause par des Ottomans de grande, envergure, elle l’avait remise à des agens de second ordre et qui, de plus, pour diverses raisons, ne pouvaient obtenir d’influence au Congrès. L’un, Carathéodory, chef de la mission, était Hellène de race et de religion ; l’autre, Méhémet-Ali, Prussien d’origine et renégat ; le troisième, Sadoullah, insignifiant. Il y avait là, et nous le savions tous, un calcul singulier de psychologie turque : on avait éprouvé à Constantinople la plus vive répugnance à compromettre un grand personnage de l’Islam dans une négociation qui, tout en atténuant les clauses de San Stefano, consacrerait, une fois de plus, des empiétemens sur les domaines et sur la souveraineté du Sultan. On préférait donc laisser la responsabilité à un raya, en se flattant que les Cours chrétiennes prendraient cette nomination comme un acte de déférence. Or rien n’était plus loin de leur pensée. Elles n’ignoraient pas qu’à Stamboul un chrétien n’a jamais qu’une position subalterne, et que la direction réelle des affaires n’appartient qu’aux musulmans. Carathéodory, dont nul ne méconnaissait assurément la haute intelligence, le caractère sympathique, l’instruction très étendue et les mérites de diplomate et d’écrivain, n’en était pas moins un ministre transitoire