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à Berlin, il avait exercé partout un ascendant incontesté. Il dominait ses souffrances par un travail incessant et par l’intrépidité de son âme. Ce stoïque toujours militant avait pris une part considérable à la formation du Cabinet où siégeait M. Waddington ; il dirigeait en maître notre ambassade ; il était l’un des plus vigilans négociateurs du Congrès. J’ai vécu, durant cette période, dans son intimité, et je me rappelle avec émotion la lutte de sa volonté contre la maladie implacable. Pendant des journées de jeûne, après des nuits sans sommeil, il se maintenait debout, assistait aux fêtes officielles, controversait, en séance et dans les couloirs, avec autant de fermeté que de précision. Ses collègues appréciaient sa jeune maturité et la rectitude de sa sobre dialectique, en même temps qu’ils étaient touchés de sa vaillance. Toujours sur la brèche, il leur eût fait illusion, si le ravage intérieur n’eût été révélé par son visage pâle et amaigri ; mais on devinait ses tristes heures, et il était vraiment environné des sympathies les plus respectueuses. Il devait vivre plusieurs années encore de cette existence active et dramatique ; je l’ai vu, peu de temps avant sa fin : son corps était vaincu, mais non pas son courage : son caractère, sa pensée et son cœur n’avaient pas fléchi.

Notre troisième plénipotentiaire, M. Desprez, depuis douze ans directeur des affaires politiques, donnait à la mission française le précieux concours de son imperturbable science. Par ses longs services, son expérience de toutes les difficultés de fond et de détail, par sa dextérité de plume et de langage, ce bénédictin de la diplomatie avait sa place marquée au Congrès Il en a été l’un des plus laborieux auxiliaires, et, lorsqu’il s’est agi de condenser les résultats des délibérations, il fut le principal rédacteur de la commission spéciale : le projet préparé par lui est devenu, avec très peu de changemens, le texte officiel du traité de Berlin.

Le cabinet du Quirinal n’avait accrédité que deux représentans : le comte Corti, ministre des Affaires étrangères, et le comte de Launay, son ambassadeur en Allemagne. Celui-ci, homme sage, instruit et affable, fort zélé, mais un peu méticuleux, surchargeait de trop de réserves et de réticences ses discours diffus, et le comte Corti concentrait en sa personne l’autorité de la mission. Ce diplomate, extrêmement spirituel, connaissait à fond le métier. Dans des postes nombreux, il avait fait honneur aux