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Il est superflu de dire que les deux autres représentans de l’Allemagne secondaient leur chef avec la plus exacte discipline : physiquement fort différens, ils se ressemblaient par le dévouement. Le prince de Hohenlohe, maigre et froid, avait la mine anguleuse, les yeux creux et dilatés, le nez en bec d’aigle, le sourire même sombre, la parole sèche et concise. M. de Bulow, secrétaire d’Etat pour les Affaires étrangères, rappelait par sa corpulence et les lignes rondes et placides de son visage entièrement rasé, par ses longs cheveux blancs bouclés, par la mansuétude de son regard et de son verbe onctueux, la physionomie débonnaire de certains dignitaires ecclésiastiques. Mais sous ces apparences bénignes, ce diplomate expert et fin reproduisait, comme son collègue, sans dévier d’une ligne, la pensée impérieuse du chancelier.

Dans ce cénacle d’aspect classique et austère, la figure singulière du premier ministre d’Autriche-Hongrie, le comte Andrassy, frappait d’abord par le contraste. Ses yeux noirs et passionnés pétillaient sous la profonde arcade sourcilière : ses cheveux frisés ondulaient sur son front : sa moustache relevée, son visage un peu fatigué par une vie tumultueuse, ses uniformes écarlates, surchargés de torsades d’or, donnaient moins l’impression d’un négociateur que celle d’un artiste ardent ou d’un capitaine héroïque. Il fallait se dégager des souvenirs de Metternich et se rappeler la transformation récente de la monarchie des Habsbourg au profit des élémens magyars, pour comprendre la situation prépondérante de ce grand seigneur romanesque à la traditionnelle Cour de Vienne. Mais l’expression puissante de son regard et l’habileté de son langage révélaient un véritable chef de gouvernement. Il avait sans doute le tempérament altier et ardent de sa race, mais, à la table du Congrès, il traitait nettement et de haut les grandes affaires, dont il poursuivait la solution avec une âpre persévérance. Il est vrai que sa désinvolture semblait parfois bizarre, mais sa nerveuse éloquence, sa conversation chatoyante s’accordaient si bien avec sa destinée aventureuse, ses épreuves passées et sa grandeur présente ! Lui-même aimait à rappeler ces étonnantes vicissitudes : c’était lui qui, — jadis condamné par contumace à être pendu comme insurgé, en 1848, — répondait un jour, à Berlin, à un compliment sur la Toison d’or qu’il portait au cou : « Oui, sans doute, mais mon effigie a porté, en d’autres temps, un autre