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la plus pure sont stigmatisés comme des traîtres au pays, et que ceux qui, hier encore, s’appelaient les sauveurs du pays doivent fuir vers le bercail de l’étranger : » les applaudissemens qui accueillirent ces vers sur le théâtre de Stuttgart durent être doux au cœur du contumace. Le duel était engagé entre la force, représentée par la Prusse, et les idées, représentées par Goerres : il quittait la Prusse pour toujours ; et lorsque, vingt ans après, la voix tonitruante du vieux publiciste prendra le monde à témoin des vexations du protestantisme prussien contre l’archevêque de Cologne, la Prusse officielle aura la douleur de constater tout ensemble, par le fait de Goerres, la victoire du catholicisme et la victoire de la presse, et de s’incliner devant les poussées combinées de l’Église et de l’opinion, l’une, force immuable, l’autre, force changeante, l’une, servie par Goerres, l’autre, dirigée par lui, l’une et l’autre jadis, au temps de la Sainte-Alliance, méprisées et ravalées par l’absolutisme prussien.


VIII

Le grand ennemi de la France s’en fut demander asile à la France. Strasbourg possédait une bibliothèque d’élite, que la science d’outre-Rhin cultivait volontiers, et dont malheureusement, un jour, les armées d’outre-Rhin ignoreront la valeur : Goerres se fixa près de ce précieux dépôt, et l’explora d’un œil chercheur. Creuzer se réjouissait que son illustre ami eût fait un nouveau mariage avec la science, mariage dont le premier fruit était la publication de la grande épopée persane de Firdou. si ; mais les bourrasques de la politique, auxquelles Goerres n’avait pas le courage de fermer ses fenêtres, venaient souvent troubler le ménage. « On se plonge dans le passé, écrivait-il ; et voilà le présent qui cogne à toutes les croisées. Maudite politique ! elle absorbe toutes les journées avec d’innombrables feuilles volantes, qu’il faut du moins flairer pour se mettre au courant ! » En vain Creuzer insistait-il pour que Goerres achevât bientôt ses travaux historiques sur les légendes : Goerres continuait, mais n’achevait pas ; la malveillance du roi de Prusse avait fait de lui, suivant l’expression de Jean-Paul Richter, un autre Coriolan ; et le Coriolan strasbourgeois ne boudait, ni ne se taisait. Il inclinait trop à se réputer l’interprète de Dieu, pour qu’un autre que Dieu pût le condamner au silence. Il présentait ses prophéties comme