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triomphe personnel et national, que ses victoires de 1871 n’avaient jamais été discutées par l’Europe, tandis qu’elle allait soumettre à un contrôle sévère les succès de la Russie, et attester ainsi combien elle redoutait moins le Cabinet de Pétersbourg que celui de Berlin. Mais si ses vieilles rancunes contre le prince Gortchakof se trouvaient satisfaites par sa prééminence présidentielle, il avait en réalité un objectif beaucoup plus digne de son profond esprit. Certain de son ascendant sur l’assemblée future, il voyait en elle surtout le meilleur auxiliaire de sa politique. Non seulement ce seul fait de la réunion européenne sous sa direction impliquait un assentiment plus ou moins résigné, mais officiel, à l’œuvre de toute sa vie, mais encore il en attendait des résultats éminemment favorables aux projets d’avenir qu’il avait conçus. Depuis longtemps il méditait de substituer à l’entente vague des trois Empereurs une alliance intime et précise avec l’Autriche-Hongrie, dans l’intention de détourner de plus en plus le Cabinet de Vienne des affaires germaniques en le poussant vers les pays slaves. La Russie était le principal obstacle à ce plan ; mais l’Angleterre, si ardemment hostile aux progrès de l’influence russe dans la péninsule des Balkans, et le Congrès, évidemment disposé de même, devaient seconder volontiers l’expansion de l’Autriche au-delà du Danube. Le prince de Bismarck, de concert avec le comte Andrassy, avait poursuivi en conséquence avec Londres des pourparlers, fondés sur l’annexion à la monarchie des Habsbourg de deux grandes provinces slaves, la Bosnie et l’Herzégovine ; et l’accord s’était établi facilement sur cette combinaison entre les trois Cours. L’Angleterre y voyait un échec aux prétentions panslavistes de Saint-Pétersbourg ; l’Autriche, un accroissement de territoire qui favorisait ses ambitions orientales ; l’Allemagne, l’avantage de rendre un signalé service à son alliée future, tout en la dirigeant dans la voie où elle voulait l’engager. Le Congrès ne pouvait manquer, dans ces conditions, d’agréer au chancelier allemand. Quant à l’Autriche, elle appréciait si haut le profit qu’elle en devait attendre, qu’avant même la Convention de San Stefano, et dès que la défaite de la Turquie fut assurée, elle avait pris, en février 1878, l’initiative de proposer aux grandes Cours la convocation de leurs plénipotentiaires à Berlin.

En ce qui concerne l’Angleterre, elle avait pris envers la Russie une attitude si belliqueuse, par l’envoi de sa flotte à la