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Goerres, déchu, de par la volonté du roi de Prusse, du droit d’éclairer l’Europe. Il se consolait en écoutant sourdre une époque nouvelle, une époque où la jeunesse grandissante s’apprêtait à revendiquer une Allemagne « une, libre, forte, indépendante, bien ordonnée, sûrement protégée. » Il parut à Goerres, en un jour de 1819, que les deux époques, celle que prolongeait la police et celle que préparait la jeunesse, se rencontraient et se heurtaient ; la rencontre était sanglante : ce fut l’assassinat de Kotzebue. Devant l’Allemagne étonnée, Goerres en fit le commentaire : sans approuver la violence, il déclara que le sang n’avait pas coulé en vain, si tous, puissans et sujets, profitaient de la leçon, et si les amis du mort, pour alléger au-delà de la tombe sa responsabilité, prêtaient enfin leur aide contre cette idolâtrie qu’il avait lui-même créée. Ainsi s’achevait l’oraison funèbre consacrée par Goerres au théoricien de l’absolutisme prussien, et, pour souligner la portée de son écrit qui voulait être un acte, il jetait à la face des hommes d’Etat ces derniers mots : « Les paroles que nous avons dites peuvent être regardées comme une prédication sur l’esprit du temps ; elle n’est pas de nature à flatter les oreilles des puissans ou de leurs partisans aveuglés, mais l’esprit qui y règne ne saurait être désapprouvé par les fondateurs mêmes de la Sainte-Alliance ; car c’est l’esprit biblique. » Et Goerres avait raison : l’on croyait entendre un prophète d’Israël demandant à Kotzebue ses comptes, au nom de ce peuple élu qu’était l’Allemagne.

« L’écrit de Goerres, disait Gentz à Metternich, n’est pas seulement mauvais, il est condamnable au dernier degré et tombe presque sous le coup de la loi. » La loi n’allait pas tarder à sévir. Car peu de mois après l’assassinat de Kotzebue, un livre nouveau paraissait, qui s’appelait l’Allemagne et la Révolution.. Comme lieu de publication, l’imprimeur, sans préciser, n’avait mis que ce mot : « Allemagne. » Un sentiment général de mécontentement se faisait jour, d’un bout à l’autre de la patrie : Goerres allait en donner les raisons profondes. Des adolescens se vouaient à la mort ; Goerres allait dire pourquoi. Il allait excuser en l’expliquant la grande conspiration par laquelle « le sentiment national inquiété, l’espérance trompée, l’orgueil offensé, la vie comprimée, se liguaient contre l’arbitraire aveugle, contre le mécanisme des forces décrépites, contre l’endurcissement des préjugés, contre le venin rongeur des maximes du despotisme. »