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comme on la reconnaît elle-même, dans les vers étranges et saisissans qu’elle met dans la bouche d’une bohémienne, qui chante pour endormir son enfant, pendant une halte de la troupe errante :


Mieux vaut s’en aller libres avec le froid et la faim,
Que se briser aux barrières de la loi.
Celle-ci, qui saisit et gouverne toutes choses,
Pesant comme une coupole de bronze
Sur les riches esclaves dont elle est le bouclier et la prison,
Se nomme civilisation.
Petits esclaves de la belle vie,
Vous nous faites pitié !


Il n’est pas difficile de reconnaître, d’une génération à l’autre, sous des formes qui changent, les caractères permanens de notre espèce : le petit bohémien d’Ada Negri, « né sur le bord du chemin,… un jour d’ouragan, » avec « des vertèbres de fauve, des yeux de femme et une âme de soleil, » aura beaucoup de chances de prendre rang, quand il aura grandi, parmi les irréconciliables que célébrait Musset :


… Si Dieu nous a tirés tous de la même fange,
Certe il a dû pétrir dans une argile étrange
Et sécher aux rayons d’un soleil irrité,
Cet être, quel qu’il soit, ou l’aigle, ou l’hirondelle,
Qui ne saurait plier, ni son cou, ni son aile,
Et qui n’a pour tout bien qu’un mot : la liberté.


En vérité, avec la poétesse populaire comme avec l’élégant poète de Rolla, nous sommes également loin des sentimens de la démocratie moderne, qui s’organise, élargit chaque jour le cercle de ses conquêtes, et dirige, à son tour, contre ses antiques ennemis, avec une singulière et implacable habileté, cette arme de la loi dont Ada Negri ne paraît pas attendre un grand secours. Nous sommes très loin aussi de cette passion égalitaire, qui cherche moins à augmenter le bien-être de tous qu’à supprimer les prérogatives de quelques-uns. Ce n’est pas ici du socialisme d’école ou de tribune : c’est l’aspiration éperdue et vaine d’un de ces êtres qui, pour avoir subi, comme chante encore la Zingara, « l’immortelle fascination de la complète liberté[1], » ne pourront jamais entrer tout à fait dans les cadres du monde social. On les a appelés jadis des « réfractaires ; » on les nomme parfois aujourd’hui des « inadaptés[2]. » Leur révolte peut être dangereuse ;

  1. Zingaresca.
  2. G. Le Bon, Psychologie du socialisme, 3e édit. Paris, in-8o 1902.