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d’émotion. Nous la retrouvons telle que nous l’avons connue. Et de même sa poésie, dont la saveur reste aussi forte, a — heureusement ! — conservé jusqu’à ses défauts : elle est résolument imparfaite ; elle ne sacrifie pas sa verte spontanéité au désir de rendre des points aux plus habiles ; elle dérange sans scrupule les habitudes de l’Art (avec une majuscule) : en sorte qu’inégale, livrée aux hasards de l’inspiration, étroitement dépendante du sentiment qu’elle exprime, elle nous donne tantôt des morceaux dont l’émotion est irrésistiblement communicative, tantôt des pièces, dont le souffle moins ardent nous laisse le loisir de reconnaître des traces évidentes de ce qu’on appelle le « mauvais goût. » J’avouerai, pour ma part, que j’en suis peu gêné : le « mauvais goût » (quand il est accidentel, bien entendu) est presque inséparable des qualités les plus rares, de celles qui ne s’acquièrent pas : comme Ada Negri les possède, qui lui reprocherait de manquer parfois de celles qui s’acquièrent ?

Ainsi, les années passaient, sa vie se transformait : elle demeurait pareille à elle-même. Un jour, pendant la lente maladie qui faillit l’emporter, elle voulut revoir les lieux où sa jeunesse s’était écoulée[1]. Elle retrouva « la sauvage et étrange terre, » qu’elle avait quittée : la nature ne change pas, un autre poète l’a dit, elle est


… L’impassible théâtre
Que ne peut émouvoir le pied de ses acteurs.


Dans le cadre immuable, Ada Negri put se reconnaître elle-même. Sa petite fille l’accompagnait. N’importe ! avec les accens d’autrefois, elle salua son passé ribelle e splendido, elle respira le vent de liberté qui enivrait sa jeunesse, elle se retrouva, comme hier et comme demain, ce qu’elle était hier, ce qu’elle sera toujours, ce qu’elle est dans l’âme : une révoltée.

A vrai dire, cette révoltée paraît fort différente de ses congénères actuels : elle n’ordonne pas en système ses colères sociales ; il n’y a pas, derrière ses généreux éclats, un plan de « Réformes » dont la mise en œuvre suppose le bouleversement du monde et la transformation de la nature humaine ; il ne semble pas qu’elle ait « bûché » les économistes allemands ni leurs succédanés ; ou, si elle les a lus, ils n’ont rien ajouté à sa façon personnelle de vibrer au spectacle de l’injustice et de l’esclavage. Par plus d’un trait, elle rappellerait au contraire les révoltés de la période romantique ; et on les reconnaît,

  1. Ritorno a Motta Visconti.