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partie, un journal surgit, qui s’appelait le Mercure, et qui marquait les coups du sort, à mesure qu’ils frappaient l’Empereur. Il faisait mieux, même, que les marquer : il les préparait. Il sculptait en chacun de ses lecteurs une âme de soldat ; il les poussait au camp, et puis les y suivait, sonnant tour à tour le clairon d’alarme et la diane de la victoire, mais jamais la retraite. Le bureau du Mercure était comme l’atelier où se forgeaient les idées qui bientôt mobilisaient les hommes. Stein, Gneisenau, Blücher, Louis de Bavière, étaient fidèles en leurs applaudissemens ; Goerres avait des correspondans qui le qualifiaient de « gardien sacré de l’Allemagne, » de « trompette de la vérité, » d’ « homme diabolique ; » les noms d’Isaïe, de Dante, de Shakspeare, se pressaient sur les lèvres de Gentz, lorsqu’il parlait de lui. Savigny écrivait que le Mercure remuait Berlin ; Greuzer apprenait que dans le Harz l’opinion était secouée ; et les deux Grimm, confrères de Goerres en érudition philologique, étaient dérangés du matin au soir, dans leur studieuse retraite de Cassel, par les bourgeois de la ville, qui venaient chez eux lire le Mercure. Un universitaire de Hanau célébrait cette feuille comme un Vésuve puissamment assis à l’angle de la Moselle et du Rhin, pour tenir le Français en respect et pour le braver… Quatre-vingt-dix ans ont passé ; à l’endroit même d’où ce Vésuve vomissait sur l’Europe sa lave ardente, une statue colossale se dresse ; c’est celle de Guillaume Ier, posté à Coblentz, comme Goerres, pour regarder la France, là-bas, bien loin, tout au bout de ce ruban de Moselle, qui jadis s’attardait plus longuement chez nous.

L’Allemagne bismarckienne n’aura qu’à relire le Mercure pour s’exciter contre la France, pour épier sur son propre sol, avec une rage vengeresse, les traces laissées par nos armes, et pour rougir de ces vivais que l’Allemagne de 1807 poussait à Napoléon, « se remuant comme des vers sous le sabot de son cheval ; » et Goerres avait déjà disposé de l’Alsace au nom d’un hypothétique droit des langues, plus d’un demi-siècle avant que la Prusse ne nous l’enlevât au nom de la force. Le Mercure enseignait à l’Europe la haine de la France, « plus funeste à l’humanité que ne l’avaient été les Turcs au temps des croisades ; » et lorsque Goerres, avec un joyeux rugissement, regardait l’orage passer en bourrasque par-dessus les têtes des Rhénans, et se décharger sur la colonne Vendôme, il se pouvait rendre ce