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est infiniment variée, comme les cœurs des hommes où son foyer est établi ; elle est le ciment qui assure l’union de tous les citoyens dans un travail commun pour la prospérité et la grandeur nationales ; elle seule leur fait connaître et comprendre les devoirs de la responsabilité collective et de la solidarité sociale.

Le législateur peut établir par des textes les garanties de l’unité territoriale, de l’unité politique, de l’unité législative, car il s’agit, en l’espèce, de faits limités, définissables. Si la controverse est permise, indispensable même, sur les formes qu’il convient de donner à ces garanties, sur les procédés de leur mise en œuvre par le pouvoir exécutif, il importe pourtant, sous peine de voir la vie nationale compromise, que leurs principes ne puissent être discutés ; l’Etat en est, à proprement parler, le gardien légitimement établi. L’unité morale, en revanche, ne saurait, de par sa nature même, être l’objet d’un article du code ; il n’appartient pas à un homme, à un parti, de la limiter, de la découper par tranches au gré de sa fantaisie, de ne l’admettre que telle ou telle : la volonté ne la régente pas, et la loi ne peut, en conséquence, avoir sur elle d’emprise absolue ; car ni la contrainte ni l’interdiction, définies par la loi, ne peuvent créer l’unité des cœurs et la discipline des esprits. L’unité morale est faite de consentement : son domaine est limitrophe de celui de la conscience individuelle. Vouloir imposer au corps social, sous quelque couvert et par quelque moyen que ce soit, une conception rigoureuse de cette unité, c’est faire intervenir le pouvoir là où il n’est pas qualifié pour s’exercer ; c’est, malgré l’éclat des dénégations qu’on en peut faire, exiger de la nation entière son adhésion à un dogmatisme, ou religieux, ou philosophique, ou politique, incompatible avec son libre développement. Si l’État ne peut se désintéresser des faits moraux, qui sont avec les faits sociaux dans un rapport si constamment intime, si la part de l’influence qu’il y exerce est grande et légitime, il n’en est pourtant pas le maître souverain ; d’autres voix que la sienne peuvent se faire entendre, d’autres conceptions de la vie morale peuvent être justifiées. A prétendre exercer, sans appel, « le gouvernement des esprits, » il risque d’établir son fondement sur l’inquisition morale : tout acte, non seulement qui porte une atteinte réelle aux droits de la conscience, mais qui même paraît les blesser, est, en lui-même, un acte mauvais dans l’ordre des faits sociaux ; car il y a trop d’indépendance dans l’esprit humain,