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recherche son appui que dans la force, la diversité des langues peut opposer à son développement des obstacles presque infranchissables. Le conflit arrive parfois à s’exaspérer ; il n’a jamais été plus aigu qu’à l’heure actuelle en Bohême, où les Tchèques regimbent contre toute tentative de germanisation. Un Viennois se sent étranger à Prague, comme il le serait à Irkoutsk ou à Dublin ; il ne peut s’y reconnaître dans les rues où toute indication topographique en langue ou en caractères allemands a été supprimée par la municipalité, et maint voyageur français ignorant le tchèque a dû faire par lui-même l’expérience suivante : s’adressant à un passant en langue allemande, il n’en a pas reçu de réponse, tandis que le même interlocuteur, à une question posée en français, répondait pour se faire comprendre en employant ces mêmes mots allemands qu’il affectait auparavant de ne pas connaître. Ce sont là des susceptibilités dont, moins que d’autres, nous avons le droit de sourire : si le maître d’école teuton ne parle qu’allemand aux enfans d’Alsace ou de Lorraine, nous avons vu, au pied des Vosges, de simples paysans s’imposer de lourds sacrifices, pour que leurs fils apprennent à leur tour ces vieux mots français qui leur font encore battre le cœur, et nous entendions dernièrement, non loin du Rhin, un laboureur qui n’avait eu d’autres maîtres que des Allemands et qui revenait d’accomplir à Berlin dans la Garde impériale le temps de son service militaire, se servir, de parti pris, pour répondre à nos questions posées en allemand, des rares expressions françaises qui avaient su se graver dans sa mémoire : nombreux sont, comme lui, dans la terre d’Empire, les Alsaciens qui tiennent à nous faire entendre qu’ils n’ont pas cessé de « penser français. »

Nous touchons, en effet, en ce point, à l’âme même de l’unité nationale. Là se révèle cette unité morale qui en est véritablement l’harmonie : elle est l’affinité secrète qui a poussé l’un vers l’autre les élémens sociaux, l’étincelle qui les vivifie. Faite de la similitude des sentimens et des goûts, de la parenté générale des idées, de la communauté des mœurs, des intérêts et des traditions, de l’attrait réciproque des races, elle est, en quelque sorte, préétablie à toute manifestation extérieure de l’unité nationale, et cette dernière, sans elle, ne serait qu’un fantôme. Elle ne se circonscrit pas dans des formes définissables ; elle ne se limite pas à des origines précises ; elle n’est pas l’uniformité ; elle