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très éloignées l’une de l’autre. La tâche la plus urgente et généralement la plus vite accomplie consiste, pour un pays maritime, à relier entre eux les différens points de son littoral. Il se trouve que cette tâche est, pour la Russie, la plus difficile et que, par une anomalie singulière, le terme « cabotage » doit s’entendre, en ce cas, d’une navigation de plusieurs milliers de milles et de plusieurs mois. Les Russes usent d’un spirituel euphémisme pour désigner la navigation d’une mer à l’autre de leur Empire : ils l’appellent « le cabotage lointain. » Ainsi la traversée de Saint-Pétersbourg à Odessa, ou bien celle de Riga à Vladivostok, qui constituent des parcours considérables, sont assimilées à ce que nous appelons chez nous le « cabotage » et, comme telles, exclusivement réservées au pavillon russe. Un tel champ d’action suffirait à absorber l’activité d’une marine autrement puissante que la flotte de commerce russe ; il est trop vaste pour une marine qui n’en est encore qu’à ses débuts.

Il ne faut pas oublier non plus que la date à laquelle le gouvernement russe a pu porter son attention sur le commerce, l’industrie et leur principal instrument, la marine marchande, est très récente. La « Moscovie » du premier Romanoff n’avait même pas de mer à elle, sauf la Mer-Blanche. La Baltique appartenait aux Suédois, aux Polonais, aux Allemands ; la Mer-Noire aux Tartares et aux Turcs, la Caspienne aux Persans. Du XIIe au XVIIe siècle, il n’est pas question de marine en Russie. Quand, en 1687, Pierre le Grand, à peine âgé de quinze ans, s’initiait à l’art de construire Les navires à Ismaïlovo, sur l’étang de la Prociana et sur le lac de Pereiaslaw, avec le Hollandais Carsten Brandt et le charpentier Kort, puis, à Arkhangelsk, avec l’archevêque Athanase, — un vieux loup de mer qui « causait plus souvent avec son élève de navigation que de théologie, » — Pierre le Grand n’avait en vue, pour son pays, que la création d’une flotte de guerre. Le commerce était alors à l’état embryonnaire, et on ne peut pas appeler bateaux de commerce les grossiers chalands et les radeaux de bois qui circulaient sur la Dwina ou sur « la mère Volga. » Il y a deux cents ans, c’était le néant à la place où s’élève aujourd’hui Saint-Pétersbourg. Il y a un peu plus de cent ans, on ne voyait, à l’endroit où s’étend Odessa, qu’un petit village de pêcheurs turcs, nommé Hadji-Bey. Ce n’est qu’en 1793, que cette partie du littoral de la Mer-Noire a été annexée à la Russie, et que l’Espagnol Ribas put soumettre