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fait de ces heureux jours d’illusion. » Le disciple enthousiaste du XVIIIe siècle est tombé dans le découragement ; vainement vous chercheriez en lui l’allègre naïveté d’espérances dont s’étourdissaient, moins de dix ans auparavant, les maîtres de la France et l’opinion des peuples. De l’âge antérieur, il ne conserve que les haines, c’est-à-dire quelque chose d’infécond : haine contre les tyrans, haine contre les prêtres. L’alliance entre le despotisme et le sacerdoce demeure son cauchemar ; et sa vision s’assombrit, tremblante, devant la perspective d’« un État qui se rangerait sous la tutelle et la surveillance du grand prêtre pour partager avec lui le butin conquis sur la simplicité des hommes. » Déserté par son optimisme, meurtri dans son idéal par le choc de la réalité, dérouté par l’incapacité qu’a montrée la France à ramener sur terre l’état de nature, l’esprit de Goerres, au moment où s’ouvre le XIXe siècle, ne se définit plus que par une négation.


III

Quelque temps durant, des études chimiques, physiologiques, historiques, amusèrent cette pensée juvénile plutôt qu’elles ne la fixèrent. « Comme Saturne a des satellites, écrivait plus tard Goerres, ainsi voudrais-je avoir, pour les diverses sciences, une demi-douzaine de vies supplémentaires, pour le sanscrit, le persan, les mathématiques, la physique, la chimie, la poésie, l’histoire. » Projetée par les déceptions politiques hors du sillon qu’il s’était tracé, l’existence de Goerres, pendant les premières années du siècle, se dispersait entre ces vies supplémentaires : son esprit s’aventurait sur la lisière de toutes les sciences, s’essayait à des synthèses prématurées, et s’enrichissait à profusion sans parvenir à s’unifier.

Mais un jour vint où l’Allemagne malheureuse, ayant vu plusieurs de ses souverains et de ses hommes d’État, et beaucoup de ses conscrits, prêter obédience au vainqueur d’Austerlitz et d’Iéna, convoqua, soit pour être vengée, soit pour être consolée, les intelligences allemandes. Fichte à Berlin parla comme un vengeur ; Goerres à Heidelberg comme un consolateur. Fichte dit à l’Allemagne ce qu’elle pouvait être, et Goerres ce qu’elle avait été. Nous avons eu l’occasion, ici même, en parlant du romantisme, de montrer comment Goerres et ses amis, par-là même