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oratoire, et il fallut se quitter. Lauzun ne s’était pas trahi. Mademoiselle se sentait néanmoins très heureuse. — « Je songeais : voilà un grand pas de fait, et il ne peut plus douter de mes sentimens ; à la première occasion, je connaîtrai les siens. J’étais bien contente de moi et de ce que j’avais fait. »

Lauzun avait en effet compris sur-le-champ que la Grande Mademoiselle se jetait à sa tête, et il était bien décidé à entrer dans le jeu, à tout hasard, pour en tirer ce qu’il pourrait. Sans aller jusqu’au mariage, l’amour d’une grande princesse peut être avantageux, de bien des façons. Il se prêta donc à renouer l’entretien et mit tout son art, tout son esprit, à défaut du moindre sentiment, à échauffer la passion de cette vieille fille, et à flatter les faiblesses qui se joignaient au mouvement de son cœur pour lui faire souhaiter de se marier.

Elle ne pouvait pas supporter la vision de ses héritiers aux aguets : Lauzun appuya sur « le chagrin… d’entendre dire : un tel aura une terre : l’autre une autre. Je le trouve très juste, continuait-il ; car il faut vivre tant que l’on peut, et n’aimer point ceux qui souhaitent notre mort. »

Elle ne se résignait pas à vieillir. Ce n’était pas coquetterie ; Mademoiselle n’en avait jamais eu ; c’était conviction qu’elle devait à sa haute naissance d’être une créature privilégiée. Elle disait très sérieusement : « Les gens de ma qualité sont toujours jeunes, » et elle s’habillait comme à vingt ans et continuait à danser. Lauzun la mit sur ce sujet délicat, et ne lui ménagea point les vérités désobligeantes, avant d’en arriver au baume qu’il tenait en réserve. Il entrait dans ses habitudes de brutaliser les femmes éprises de lui, pour se les soumettre, et il en avait ici deux raisons pour une. « Sa maxime, rapporte Saint-Simon, était que les Bourbons voulaient être rudoyés et menés le bâton haut, sans quoi on ne pouvait se conserver sur eux aucun empire. » Le système ne lui avait pas mal réussi avec Louis XIV. Lauzun put croire dans ces premiers temps qu’il réussirait aussi avec Mademoiselle, tant celle-ci acceptait humblement ses duretés.

Il lui disait : « Je trouve que vous avez raison de prendre un parti, rien au monde n’étant si ridicule, de quelque qualité que l’on soit, que de voir une fille de quarante ans habillée dans les plaisirs, dans le monde, comme une de quinze qui ne songe à rien. Quand l’on est à cet âge, il faut ou se faire religieuse ou