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tête, l’observait avec une attention inquiète, parce qu’il avait accompli le miracle de devenir le favori du Roi, tout en ayant précisément les défauts que Louis XIV craignait le plus. Non pas, sans doute, un favori tout-puissant, comme l’avait été, par exemple, le connétable de Luynes sous Louis XIII ; mais d’assez de crédit, cependant, pour se faire combler de charges et d’honneurs.

Antonin Nom par de Gaumont, marquis de Puyguilhem, puis comte de Lauzun, était né en 1633 (ou 1632) d’une très ancienne famille du Périgord. Ses parens avaient neuf enfans et rien à donner aux cadets, mais leur belle parenté assurait à cette jeunesse des entrées et des appuis à la cour. Or, le troisième de leurs garçons, qui rappelait le petit Poucet par la taille, en avait aussi la subtilité. Ils prirent le parti de l’envoyer chercher fortune, non pas dans une forêt, comme le héros du conte, mais aux alentours de la cour de France, persuadés qu’avec son esprit, il ne se laisserait pas manger par l’ogre et croquerait plutôt les autres. Le maréchal de Gramont, cousin germain du vieux Lauzun, vit ainsi débarquer chez lui un tout petit bonhomme à figure de « chat écorché[1], » et à cheveux de filasse, qui prétendait avoir quatorze ans, était vif comme un moineau et Gascon jusqu’au bout des ongles. Le maréchal le garda et pourvut à son éducation. En hiver, le petit allait à « l’académie, » apprendre à danser, à tirer des armes et à se servir d’un cheval. L’été, il faisait campagne dans un régiment de cavalerie appartenant à son oncle. D’études, pas trace. De lectures, pas davantage. L’ignorance complète était encore admise dans la noblesse, sans y être aussi bien vue, on pourrait presque dire aussi de rigueur, qu’un siècle auparavant.

Les parens de Lauzun l’avaient bien jugé. En peu de temps, il se fut faufilé partout, dans les maisons les plus imposantes et les chambres les plus sacrées. On l’aperçut chez le Roi On le rencontra chez les belles dames. La cour et la ville se familiarisèrent avec sa mine futée et hardie, qui tourna bientôt à la hauteur et l’insolence. A dix-huit ans, son père lui céda une première charge. A vingt-quatre, il eut un régiment, puis, coup sur coup, quand le Roi eut pris le pouvoir, des avancemens, des grâces, un crédit toujours grandissant et inexplicable, qui lui valut la haine de Louvois, car, dans leurs fréquentes discussions

  1. Saint-Simon, Écrits inédits.