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pour l’existence ou la vie ; c’est la lutte humaine pour des biens sans cesse supérieurs, qui ajoutent à la qualité comme à l’intensité de la vie.

Les biens matériels, qui ne peuvent appartenir à plusieurs à la fois, demeurent, encore une cause de rivalité et de division entre les hommes ; mais tous les biens ne sont pas matériels. La vérité dont jouit une intelligence, n’empêche pas les autres intelligences d’en jouir. La beauté que l’on contemple peut être contemplée par plusieurs, et le plaisir que chacun éprouve alors, loin d’être contrarié par le plaisir semblable des autres, est centuplé. Il en est de même dans l’ordre moral, où la bonté de l’un n’a jamais pour condition la méchanceté de l’autre ; au contraire, elle fait de la bonté et du bonheur d’autrui son propre but et son propre bonheur. Parler sans cesse de l’homme comme s’il était une brute incapable d’aimer la vérité, la beauté, la bonté, c’est faire de la psychologie aussi fausse, que si l’on voulait réduire la vie de l’animal à la vie du végétal immobile et insensible, sous le prétexte que la vie fondamentale est de nature végétative. Les plus belles théories sur les plantes ne peuvent s’appliquer sans modification aux animaux ; les plus belles théories sur les animaux ne peuvent s’appliquer sans modification aux hommes, surtout aux hommes des sociétés civilisées. Le terme de vie comme celui de puissance ou de volonté de puissance est, en son genre, presque aussi vague que celui d’existence, et l’on pourrait se prévaloir de ce que la simple existence est plus fondamentale que la vie, pour raisonner sur les vivans d’après les pierres ou les métaux.

La question dernière est donc la suivante : — L’évolution humaine ne dépend-elle que des lois générales qui agissent dans la nature moins l’homme, par exemple chez les lions ou chez les tigres ? — Les soi-disant savans qui le soutiennent, ne s’aperçoivent pas qu’ils commettent une faute aussi grossière que s’ils oubliaient un des facteurs dans une opération algébrique. Leur admiration béate pour l’évolution, pour la sélection naturelle, pour le succès de ce qui survit dans la concurrence universelle, devrait elle-même logiquement aboutir à l’admiration de l’« altruisme, » de la bonté, de la philanthropie, puisque tout cela a réussi à s’établir au cœur de l’humanité, puisque la coopération, opposée à la compétition et a la sélection naturelle, a été précisément dégagée par sélection, puisque la lutte contre la