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diminuer la consommation des autres. C’est là, du moins, un idéal progressivement réalisable, sur lequel les socialistes ont insisté avec raison. Cet idéal établit une différence essentielle entre la lutte pour la consommation chez les animaux et l’accord pour la consommation chez les hommes.

Placez maintenant des espèces vivantes, non plus en présence d’un milieu inorganique, mais en face d’autres espèces vivantes, et en compétition inconsciente ou consciente avec ces espèces ; vous verrez alors qu’il existe deux procédés de compétition à l’œuvre, qu’on oublie trop de distinguer : 1° la lutte entre les aptitudes rivales, aboutissant au triomphe des individus les plus aptes et des espèces les plus aptes (de quelque nature que soit leur genre d’adaptation) ; 2° la lutte entre les fécondités rivales, aboutissant, toutes choses égales d’ailleurs, au triomphe des individus ou espèces les plus fertiles. Or, la fécondité n’est déjà plus simplement la force brutale, de valeur tout égoïste et concentrée sur soi. Elle est une force d’expansion collective, se rattachant à l’« amour » plus qu’à la « faim, » à la génération plus qu’à la nutrition, à l’union sympathique plus qu’à la guerre. Je reconnais qu’elle produit, une concurrence plus ou moins directe, à cause de la limitation du milieu et des subsistances dont j’ai déjà parlé ; mais, en soi et par soi, fécondité n’est pas lutte. Ainsi, même si on réduit tout au succès dans la concurrence vitale, la leçon du darwinisme apparaît comme ambiguë ; elle ne nous dit pas s’il faut l’emporter par la fécondité amoureuse, ou par la force égoïste. Le darwinisme ne rejettera sans doute aucun des deux moyens, et les considérera tous deux comme nécessaires, mais il est évident alors que nous avons psychologiquement deux mobiles divers à l’œuvre, amour et lutte, sans savoir au juste quelle règle morale et sociale leur appliquer. Oui, l’attrait sexuel aboutit sans doute à des rivalités, parfois sanglantes ; mais, par lui-même, il est un phénomène d’amour et d’union, non de haine et de guerre. Dans la sélection sexuelle, les darwiniens le reconnaissent, il se produit à la fin un certain choix du beau, soit sous le rapport de la forme, soit sous le rapport de la couleur, choix qui n’est plus une simple lutte pour l’existence. Enfin, dans le monde organique, comme dans l’inorganique, on voit se manifester une tendance à la production de la régularité ou de la grâce dans les formes, et une tendance des formes de ce genre à être conservées.