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des luttes. La société existe d’abord de fait, puis est acceptée par ses divers membres, qui font ainsi de la nécessité même un objet de choix. Plus tard, telle ou telle société particulière se trouve en face d’ennemis de toutes sortes, parmi lesquels d’autres groupes humains, et c’est alors que peut naître la guerre ; mais prétendre que l’association même est déjà une guerre, c’est confondre la limite de l’association avec son essence, c’est soutenir que les hommes s’aiment par haine.


III


Sélection naturelle, au sens proprement biologique, signifie la mort de celui qui réussit le moins. Il y a, sans doute, au sein de l’humanité, des races ou des peuples qui ont péri par manque de certaines qualités nécessaires au succès ; mais, dans la civilisation, il y a bien d’autres procédés, par lesquels les élémens utiles sont préservés, transmis, répandus. Il y a notamment, comme nous allons le voir, l’invention et l’imitation ; il y a l’éducation, dont nous avons déjà parlé ; il y a les mœurs et les institutions ; il y a le langage, les livres ; il y a la science, l’art et la religion ; il y a tout l’héritage social, qui n’est pas l’hérédité biologique.

Dans la vie progressive de l’humanité, l’invention et l’imitation jouent un rôle énorme, et de plus en plus prépondérant. Or, ni l’un ni l’autre de ces deux grands phénomènes, malgré les divisions accidentelles qu’il peut engendrer, n’est en soi un fait de lutte et d’agression ; au contraire, ils enveloppent avant tout l’idée d’accord et d’harmonie. Comment l’invention a-t-elle lieu ? Par une harmonie nouvelle d’idées avec les objets que fournit la nature ; accord avec la nature et accord avec les hommes, voilà les deux grands moyens de progrès. À ce progrès ont contribué, dans l’humanité, le langage et la science, qui n’ont rien d’agressif ni de belliqueux. Gabriel Tarde a fort bien montré que le perfectionnement d’une langue est dû, non pas à des disputes, mais à des accords ; même dans une période ultérieure, ce ne sont pas les discussions des grammairiens qui ont fait avancer les langues modernes. Le progrès de la science est dû, non pas aux dissensions des savans, mais à leur accord final. Considérez la science appliquée, qui est l’industrie. Les grandes évolutions ou révolutions de l’industrie humaine, dit aussi