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en société avec d’autres hommes, qui ont des désirs et des besoins semblables aux siens. Il faut donc reconnaître que le germe de la division est partout.

L’imitation même, dont Gabriel Tarde a montré que le principe n’a rien de compétitif, ne nous semble pas détruire complètement les causes de conflit ; bien plus, par la diversité et l’opposition de ses courans, elle en crée de nouvelles. L’imitation mutuelle fait que l’un veut ce que veut l’autre, par exemple remplir telle fonction, occuper telle place, jouir de tel bien. La plupart des biens, au moins matériels, ne peuvent appartenir, tous ensemble, à tous. Il en résulte qu’il y a rivalité et, si les rivaux ne savent pas, ou ne peuvent pas, partager l’objet convoité en commun, au lieu de sympathie, l’imitation engendre antipathie.

La concurrence commerciale et industrielle enveloppe encore une certaine lutte pour l’existence, sous des formes pacifiques. Supposez qu’une telle concurrence ne soit en rien tenue en échec par d’autres facteurs, elle aboutira naturellement à la survie du mieux adapté, à la disparition du moins bien adapté.

La division des fonctions entre les hommes, si elle produit les coopérations dont s’enchantent les économistes, produit aussi par malheur, des séparations morales : les hommes finissent par s’ignorer les uns les autres, par ne plus se comprendre, parce qu’ils n’ont ni mêmes occupations, ni mêmes croyances, ni mêmes mœurs. La coopération, enfin, sur laquelle comptent avec raison les réformateurs sociaux a aussi un côté compétitif, surtout dans nos sociétés civilisées. Il n’est pas facile d’y trouver et d’y remplir une place de « coopérateur : » tout emploi est l’objet de rivalités, et les êtres incapables de remplir leur place finissent par voir leur descendance éliminée. L’homme est donc avec ses compagnons en une inévitable rivalité. De là une concurrence d’intelligences, de sensibilités, de volontés. Si nous sommes loin de la lutte primitive, nous sommes loin aussi de l’harmonie complète.

Il n’y a pas seulement compétition entre les divers égoïsmes ; il y a aussi compétition entre les divers « altruismes, » chez un même individu et entre divers individus. L’amour de la famille, celui de la patrie, celui de l’humanité, peuvent entrer en conflit dans une même conscience, et nous en voyons aujourd’hui maint exemple. Le désir de satisfaire les penchans sympathiques peut,