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Goethe se conserve à peu près invariable. Mais il peut être différemment employé et produire des résultats tout nouveaux. Les espèces se succèdent les unes aux autres dans la jouissance de ce budget, et c’est aujourd’hui le tour de l’humanité.

Animales ou humaines, les sociétés sont assurément composées d’êtres vivans. Or, la lutte pour la vie et la sélection naturelle s’appliquent à tous les êtres vivans (et il suffit, pour le comprendre, d’avoir observé ce qui se passe dans un jardin négligé). Ces lois doivent donc être aussi admises en sociologie, comme continuant d’agir pour leur part chez les êtres qui vivent en société. Les hommes, quoi qu’ils puissent être sous d’autres rapports, sont des organismes animaux, avec une tendance à se multiplier au delà des moyens de subsistance ; or ces moyens sont essentiellement limités : alimens, vêtemens, habitat, etc. La multiplication des désirs, et des individus qui désirent, est donc toujours, comme l’a dit Malthus, en avance sur les moyens de satisfaire les désirs. Dès lors, on ne peut espérer que jamais la compétition disparaisse entièrement de ce monde, et la compétition, par malheur, engendre la haine. C’est ce qui a fait dire au poète : « Il semble

À celui qui ne voit l’être que d’un côté
Qu’une haine inouïe emplit l’immensité[1].

Dans la relation même des sexes, la lutte a pris place : lutte entre les individus d’un même sexe, pour conquérir la faveur de l’autre ; lutte entre les deux sexes eux-mêmes, pour conquérir le pouvoir et la jouissance. Profitant de sa force, l’homme a fait de la femme sa subordonnée, parfois son esclave. De nos jours, les sexes continuent de lutter, avec des armes diverses, pour obtenir l’influence prédominante. Qu’est-ce que le mouvement féministe, sinon une lutte pour la conquête de droits, de fonctions, d’avantages autrefois réservés à l’homme ? Jusque dans les phases supérieures de la vie humaine, la rivalité pour l’existence et pour l’expansion subsiste ; elle n’est plus seulement un problème de nutrition et de reproduction ; elle n’est pas non plus une pure question de force physique, quelque importans que soient d’ailleurs tous ces élémens. Non, ce que la concurrence enveloppe, c’est toute la nature de l’homme, et de l’homme vivant

  1. Victor Hugo.