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Leur premier effort fut pour accorder à Crémieux la destitution de d’Aurelle. Si ébranlées et réduites que fussent les troupes, ils ne se sentaient pas tranquilles, tant qu’elles gardaient à leur tête un homme de guerre ennemi de la révolution, et ils redoutaient la solidarité militaire qui empêcherait Trochu de sacrifier à la politique ses compagnons d’armes. Il fallait que, le jour même, Aurelle quittât Marseille. Labadié avait contre le général l’animosité commune à presque toute la bourgeoisie contre les chefs de l’armée, et la rancune particulière d’avoir été la veille couché en joue au lieu d’être reçu. Il se laissa persuader que ce soldat, odieux à Marseille, courait risque d’être « mis en lambeaux[1], » que lui enlever le pouvoir était l’épargner, et qu’il y avait injustice à sacrifier aux prérogatives militaires la paix de la cité. Pour assurer cette paix, il fallait un homme sûr. Un sous-intendant militaire, nommé Brissy, était avec le parti avancé en rapports suivis, intimes, et que les liens des sociétés secrètes rendaient sans doute plus intimes ; car sans ces liens on ne comprendrait ni le choix soudain qui fut fait de sa personne, ni la docilité avec laquelle il accepta le rôle le plus contraire à son devoir d’officier. Mandé à la Préfecture, il y apprit qu’il était nommé à la place de d’Aurelle, qu’il devait signifier à son prédécesseur cette mesure et prendre par cet acte possession du commandement. Une troupe de civiques était réunie pour lui servir d’escorte. Ni cette compagnie, ni l’incompétence de l’autorité qui le nommait, ni l’obligation de se faire contre son chef l’exécuteur d’une illégalité révolutionnaire ne parurent révolter Brissy, ni même le surprendre. Et tandis que Labadié télégraphiait à Paris la révocation, le sous-intendant allait destituer le général et prendre sa place.

Maintenant on était libre, libre de courir sans danger aux ennemis du peuple. Où l’armée est suspecte, l’Eglise l’est aussi, et les premiers atteints dans l’Église sont d’ordinaire les Jésuites. Ils avaient à Marseille un couvent. Gustave Naquet, juif et libre penseur, se croit un double titre à vérifier la rumeur que dans ce couvent sont cachés 3 millions de numéraire, et 4 000 fusils destinés ou aux Prussiens ou aux réactionnaires. Des civiques sont prêts et l’accompagnent au couvent. Le supérieur, le P. Tissier, était à la campagne, près de la ville. Naquet y

  1. Déposition de Labadié devant le conseil de guerre, affaire Brissy.